bagages. À peine franchie la passerelle j’ai déjà compris que ce serait une catastrophe. Rien qu’à voir les visages de mes compagnons de voyage !… On me dirige vers ma cabine que je dois partager avec un vieux professeur émérite de l’Université de Clermont qui visiblement a complètement perdu la boussole. Il m’explique longuement que, lui, les voyages linguistiques, c’est sa passion. Il parle couramment trente deux langues et en comprend une dizaine d’autres. Il compte cette fois découvrir de nouveaux dialectes dans les contrées que nous allons visiter. Ce voyage marquera le sommet de sa carrière. Je fais semblant de m’intéresser à ce qu’il dit tout en pensant aux épreuves qui m’attendent si j’en juge par le programme chargé qui ne nous fera grâce d’aucune variantes linguistiques des côtes que nous allons parcourir.
Un peu plus tard je dois aller m’attabler à la place qui m’a été réservée parmi d’autres collègues dont je dois subir, là encore, les interminables palabres. Une dame entre deux âges, visiblement assoiffée de contacts, tente de m’apprivoiser en me parlant des rhizomes de Deleuze. Je lui réponds que je n’ai jamais eu encore l’occasion d’en manger, ce qu’elle prend pour une plaisanterie, dégorgeant un rire en cascade tout en posant sur mon bras sa main pleine de bagues.
Vendredi soir – Au seuil de cette première nuit je me sens irréversiblement enfermé dans un piège. Nous allons naviguer jusqu’à demain matin sur une mer houleuse car on nous annonce que la météo n’est pas favorable. La petite sauterie prévue après le dîner a été annulée en raison de l’état des passagers qui a commencé à sérieusement se dégrader. Quant à l’étude des langues elle est réduite à son minimum car dans les groupes qui se sont formés sur le pont pas un mot plus haut que l’autre ! Ma voisine de table serre sa main pleine de bagues sur sa bouche et quand je lui demande avec tact si ce ne serait pas par hasard qu’elle a trop mangé de rhizomes elle me semble avoir perdu tout sens de l’humour et me répond par un hoquet qui me semble procéder d’un état primitif de la langue antérieur à l’apparition des phonèmes. Quant à mon compagnon de cabine il s’exprime maintenant par des borborygmes et des gémissements qui n’ont jamais dû être jusqu’ici inventoriés dans aucun dictionnaire. Et quand je lui demande s’il se sent bien il émet un son flûté où se déclinent différents sentiments qui vont du désespoir à une sorte d’acceptation résignée qui n’est pas sans rappeler les péans chantés par le chœur dans les tragédies grecques. Je lui en fais la remarque. Mais s’exprimant dès lors dans la langue de Zeus il émet un sourd grognement à mon encontre où se révèle sa fureur.
Samedi matin – De retour sur le pont après une nuit agitée je constate qu’aucun de mes compagnons de voyage n’est encore levé. À la proue du navire une petite jeune fille me sourit. C’est la fille du capitaine, à ce qu’on m’a dit, qui a embarqué la dernière et accompagne son père dans tous ses voyages. La tempête, elle, ne lui fait peur car elle en a l’habitude. Je la regarde de loin. Elle me fait un signe qui semble m’inviter à m’approcher. Par un geste je lui demande : « - Moi ? » et par un autre geste elle me réponde : « - Toi ».
Il n’y a rien à ajouter.

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