c’était hors de prix et tant de gens voudraient découvrir l’Inde. Toi, tu étais tellement ravi, une semaine de congrès en Inde, j’allais te rejoindre, nous ferions ensuite ensemble un tour merveilleux des plus beaux sites. Je n’ai pas pu te dire, devant ton air jubilatoire, ce que cette bonne affaire me générait d’angoisse. C’ eut été manquer de tact. Et pourtant dès l’aéroport, que dis-je des la passerelle de l’avion, je sais que je n’avais rien à faire là. Voyage initiatique, qu’ils disent tous, des merveilles architecturales, une ouverture au monde.
La première chose qui me frappe, dans les labyrinthes des couloirs de l’aéroport, au milieu des rhizomes souterrains qui délivrent les valises, ce sont ces femmes qui portent sur leur tête de lourds bagages. Il y a là quelque chose d‘incroyablement anachronique, du bas vers le haut. Des pieds nus ou presque, un sari chatoyant, la tenue raide du cou, ce geste ancestral du bras qui équilibre l’objet sur le crane. L’objet, lui-même, une Sansonite rouge vif, un sac Tati de forme rectangulaire, que fait-il là ? Et surtout, derrière cette femme qui porte presque mon poids au dessus de sa fragile nuque, un homme, son mari surement, qui la suit les mains vides, et palabre à sa place avec les douaniers.
Malgré cette bizarrerie, l’aéroport reste, sans qu’on en soit vraiment conscient à ce stade, un havre de paix, presque apprivoisé par l’Occidentalité. Je marche dans les couloirs, je suis le flux carrelé, climatisé, aseptisé, et brusquement, je suis dehors. Et là, le bruit et l’odeur, comme disait l’autre. Une cour rectangulaire comme un chemin de béton un peu large sous la chaleur, vide, bordée de chaque coté de grillages de 4m de haut. Grillages, parce que derrière eux se pressent tous ceux qui veulent du touriste, ou au moins un morceau. Ça crie, ça hurle et interpelle, ils se montent dessus, tapent contre le grillage. S’agit-il d’une prison ? Non, eux sont libres de fuir, et moi au milieu de cette cour, je suis comme un renard piégé par 100000 poules. Et pourtant, on croirait des aigles attablés à un festin, où il n’y aurait qu’une souris déboussolée, moi.
Je me redresse, je me lance, je traverse. Il y a là le résumé de tout ce que je crains de ce voyage. La misère à laquelle je ne peux m’habituer si vite, la foule, le sentiment d’être une double imposture : une blanche et une femme. Dès que nous mettrons un pied dehors, la foule nous harcèlera pour ce que nous sommes : des touristes, forcement riches. Nous ne sommes pas humains, pas jeunes, pas vieux, nous sommes un porte monnaie. Un porte monnaie qu’il faut piéger de tapis ou faire fondre de pitié. Je ne sais pas chasser les mendiants d’un mot brusque comme un guide me le demande. Je me laisserais attraper par le bras, faire toucher un moignon, refusant d’arracher ma main pour poursuivre mon chemin. Un jour, dans un village, une meute d’enfant m’encerclera pendant que tu t’éloigneras en discutant avec un collègue. Je n’oserai pas les forcer à me laisser avancer, je resterai là, hébétée de leur pauvreté, les laissant me palper, mon stock de stylos, bonbons, piécettes épuisé.
Et puis surtout, tout au long du périple, l’accueil des hommes sera le même. Moi qui suit si indépendante, je vais restée collée à toi, ne pas m’éloigner de plus de 2 mètres. Ici, je n’existe pas, ou si j’existe, je suis une salope. Statut spécial de la femme blanche, on ne me parle pas. Mais on me regarde, ça oui, d’une façon qui ne se fait plus en France depuis longtemps. Si on me parle, c’est pour me proposer d’acheter quelque chose ou de me donner moi. Est-ce que je m’en sens plus séduisante, non, je ne suis que niée. Ce n’est pas moi, c’est l’image de la femme blanche. Je suis habillée de pied en cap, je ne suis même pas blonde, mais je suis européenne et par conséquent plus que dévergondée. Même le garde en uniforme devant le Palais du gouverneur avec lequel je vais poser pour que tu prennes la photo, ce garde façon garde républicain me demande dans un mauvais anglais « toi et moi ? » , je ne comprends pas, je fais répéter, « toi et moi_un bruit, quelque chose comme OUIC OUIC_après ?». Je souris pour la photo, il pose son bras sur moi, et tu appuies sur le bouton.
L’inde m’apprivoisera–t-elle ? toi tu vas adorer, ne comprenant pas que tout ici me heurte, en tant que femme, en tant que mère universelle, en tant qu’ humaine.
Dans cette cour devant l’aéroport, je sens l’imminence de tout cela et l’incapacité à te dire que je veux faire demi tour pour entrer à nouveau dans le doux bâtiment interdit aux mendiants .
Après tout, tu as dit que tu viendrais m’attendre à l’aéroport. Je guette ton visage. Malgré les 12 h de retard de l’avion, peut être seras tu là ?
Je te vois, tu agites le bras, je perds toute chance de faire demi tour.


NB; Retrouvez les textes de Michèle Lessaire sur la rubrique " Rechercher"