Les anciens l'affirmaient : lorsque nous surgissons d'une vie antérieure, nous nous sommes d'abord désaltérés d'oubli dans les eaux du Léthé, ce fleuve de l'au-delà qui a la vertu d'effacer la mémoire. Or on sait que les poissons rejettent par les ouïes ce qu'ils font semblant de boire. On ne s'étonnera donc pas si la native du signe conserve des réminiscences, vit des impressions de déjà vécu, reconnaît des lieux qu’elle n’a jamais vus de sa vie présente.

    D'avoir un peu triché entre deux réincarnations lui a préservé une forme de sixième sens, de sorte qu’elle témoigne à l'extrême de la fameuse intuition féminine. Chaque nuit la plonge en des profondeurs inaccessibles aux autres mortelles. Chaque lever du jour est, pour elle, matin de magicienne.

    D'un Signe double et mutable – donc ambigu et changeant – elle entretient des rapports inégaux avec les revenants qui tentent de survivre en venant l’habiter. Très souvent, ces troubles errants d'un monde parallèle cherchent à se faire accepter en lui révélant des secrets. Si bien que toute madame Poissons est une devineresse qui tantôt s'avoue, tantôt s'ignore ou se récuse.

     Aussi déconcertante que l’humeur de la mer, il se peut que vous la trouviez saumâtre, cette fille de Neptune, dieu des eaux. Elle n'a pas sa pareille pour susciter les embrouillaminis et vous voilà tel un nageur enchevêtré dans les algues. Vous finirez pourtant par découvrir qu'elle est, tout à la fois, celle qui vous perd et vous récupère, l'égarement et le guide, Eurydice et Ariane. Il y a beaucoup de femmes en elle. Mais retenez d'abord l'irremplaçable frangine d'un "soir de demi-brume à Londres.''

     Soumettez-lui un rêve, elle se fera pythie pour vous l'interpréter. L’écheveau de votre inconscient se démêlera fil à fil, sous vos yeux, comme si vous étiez sur le divan d’un Freud.
     Tout se gâte si vous lui posez une question simple, directe, appelant une réponse qui ne devrait pas souffrir de méandres. Vous voilà condamné, selon les caprices de son mystère, ou bien à plonger dans l'huile du silence, ou bien à être inondé de mots, cerné de digressions dont aucune vraiment n'aura vocation à vous renseigner. Ses heures de vérité, où peut-elle bien les avoir lues sinon sur les montres molles d'un Salvador Dali.

     Et ne tentez pas de la ramener vers les rives de clarté. Submergé de textes et de prétextes, vous êtes vite incapable d’avancer, débordé sur les flancs, retraite coupée. Vous pataugez sans espoir dans son flot de paroles. Dans les sables mouvants d'une logique dont elle détient l'obscur privilège. Nulle échappatoire. Votre sort n’est pas plus enviable que celui du marcheur imprudent qui s'aventure à marée montante dans la baie du mont Saint-Michel. Rien ne sert de vous débattre. Si vous ne tenez pas à périr noyé, fût-ce dans les bras de votre ondine, sur un lit de coquillages, une moumoute de varech sur le crâne, alors autant céder. Admettre qu’à bien y réfléchir, elle a sans doute raison. Reconnaissante, elle vous conduira vers les plages de la félicité avec tous les égards dus à votre reddition.

     Vous voyez bien que le bonheur tient à peu de chose avec une madame Poissons. Simple comme un coup de filet pour le pêcheur qui s’arme de patience. Il suffit de respecter quelques règles élémentaires. Admettre que son élément n’est pas tout à fait le vôtre. Quelques règles de savoir-nager, en somme.
Par exemple, ne lui dites jamais : «Faut pas rêver». Autant lui interdire de respirer ou encore – et selon les cas – la priver de sa pause whisky, railler sur la vertu des huiles essentielles, dénigrer son magnétiseur ou lui cacher le guéridon qu’elle fait tourner entre amis. Non, épargnez-lui ce genre de cruautés mentales. Vous êtes son compagnon de vie; rien ne vous oblige à devenir son impitoyable karma.
     En outre, ce serait trop injuste. Ses nuits sont assez généreuses pour que vos jours soient tolérants. Au lieu de lui reprocher l’incohérence de ses déclarations, la dispersion de ses propos, les parenthèses qu’elle ouvre et oublie de fermer, adressez-lui plutôt cet éloge de Vigny à Éva : «Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles...» Et, plutôt que d’étaler publiquement ses contradictions, soyez gentleman : déclarez fièrement que votre femme est un petit chef-d’œuvre de subtilité.

     Cela étant, nous sommes prêts à la reconnaître plus byzantine que cartésienne et très à l'aise dans l'entre-deux eaux de la raison pure. Par exemple, elle a des principes : elle est hostile aux aventures avec des hommes mariés, sauf cas de force majeure. Or elle se trouve assaillie par les cas de force majeure ! Elle a le don de se buter sur l'homme marié, trop beau, ayant trop d’esprit et que sa femme – quel gâchis! – rend malheureux ou ne mérite pas. Il faut faire quelque-chose ! Madame Poissons fera. À ce moment précis, elle a égaré ses principes.
     Il est pourtant rare qu'elle égare. Non qu’elle ait de l’ordre – il n’est plus glorieux désordre que le sien – mais parce que son capharnaüm n’a pour elle aucun secret. Sa chambre est aussi encombrée que le fonds marins des Sargasses. Une armée de scaphandriers n’y retrouverait pas l’épave d’un trois mâts (oublions qu’ils furent très peu à croiser dans les parages!). Or il suffit qu’elle y cherche un détail aussi ténu qu’un fragment d’amphore, pour qu’aussitôt il remonte tout seul à la surface.

     Ne pas confondre madame Poissons avec le poisson soluble inventé par André Breton. Madame Poissons est un problème insoluble. La quadrature du rond dans l'eau. Difficile à capter, impossible à capturer. Nullement disposée à mordre au premier hameçon venu. Elle passerait encore à travers la vitre d’un aquarium.
     Les savants vous le diront: toute particule est associée à une onde de probabilité. Or c’est plutôt dans les vibrations de l’improbable qu’il faut chercher madame Poissons. Cette sirène là, c'est la reine des métamorphoses. Le retour de Mélusine. Pour une petite statue inoffensive dans le port de Copenhague, combien de Vouivres, Dames d'écailles ou autres fées aux cheveux verts sorties des Nuits rhénanes d'Apollinaire, expertes à vous enchanter jusqu'à votre perte ?

     Certes, il ne faut pas dramatiser. Lorsqu’elle est d’humeur vestale – quelques intransigeances en moins – madame Poissons se fera gardienne du foyer pour la joie d'un dieu macho. Tout juste si elle ne va pas lui jouer ça à l'ancienne, tricot et travaux d'aiguilles à l'appui (surtout si elle a un ascendant Vierge ou Cancer). En tout cas, il appréciera le bain moussant, juste à la bonne température, à moins qu'il ne préfère la douche pour les douceurs d'un gel parfumé dont elle saura l'enduire avec des insistances pertinentes. Ayez la chance de pêcher cette poisson là.
     Mais ne vous faites pas trop d'illusions. De la nuit au lendemain, Neptune peut lui brouiller les idées, lui bovaryser les états d'âme, glisser des goémons douteux dans l'innocence des eaux que l'on croyait à jamais transparentes. Méfiez-vous, méfions-nous, des rêveries qu'elle couve, du livre qu'elle cache, de cette amie mauvais génie qui l’impressionne en lui racontant ses frasques et qui baisse le ton dès que vous approchez. Après ses visites, votre madame Poissons prend des poses rêveuses, promène des regards absents. Comme par détachement, elle perd le goût de ces querelles d’amoureux au terme desquelles vous aviez toujours tort et elle toujours raison. On est mal parti. Vous en êtes à regretter les retours de noyade et les miracles du bouche-à-bouche. Il faut vite réagir. Sa traversée des tentations vous en laisse encore le temps. Il faut conjurer les nuages que sa météo marine vous annonce au large de Ouessant. Brûler un cierge à Sainte-Marie-des-vagues, inventer n’importe quoi afin de retrouver le bateau ivre de vos amours fous et que le lit reconnaisse les émois de ses premiers tangages. Vous qui êtes un marin d'eau très douce, vous espériez des croisières de dépliant méditerranéen, certain que cette fille de l'hiver ne viendrait jamais mouiller que dans les calanques de l'été. Eh bien non! Il n'est pas sans péril de naviguer avec madame Poissons.

     Sachez pourtant que les astrologues ont un truc pour dénicher celle qui vous évitera les tempêtes et vous fera passer sous les arcs-en-ciel. Un petit secret qu'ils n'aiment pas trop dévoiler car il est encore plus sûr que l’analyse du thème astral et ne nécessite aucun calcul. Mais nous allons tout vous dire. Observez l’oreille. Si elle est ourlée, nacrée, délicate comme une conque marine, c’est bon signe. Pour plus de certitude vous pouvez passer de l'observation à l'auscultation. A la faveur d'un joue à joue anodin, posez votre oreille à vous contre ce précieux coquillage. Si vous n'entendez pas le bruit de la mer, mais celui de l'amour, c’est tout bon. Un seul danger : vous risquez de percevoir le fameux chant des sirènes. Et alors, il sera trop tard pour, comme Ulysse, vous faire attacher à un mât. Vous ne pourrez déjà plus vous détacher d’elle.