Les madeleines sont de petits seins mollets farinés de velours. Mais le baba ajoute au suave l’exquise violence de l’exotisme : la supériorité sensuelle du baba réside dans l’imbibé.
Depuis ce jour où je tombai sur la tribu des Babaorum dans Tintin au Congo, je connus cette peur sucrée et primitive de l'enfant-lecteur, corroborée plus tard par les subterfuges de l’oriental Ali Baba.
Nous avions droit tous les dimanches ou à peu près à l'exceptionnel dessert : du tranchant de ma petite cuillère, le plus lentement possible, j'effeuillais le baba un peu, beaucoup, passionnément de sucrerie inséminé.
La pâtisserie était alcoolisée, je n'en étais pas à mes premières expériences : j'avais déjà goûté le morceau de sucre qui se changeait en poudre mouillée entre les doigts après qu'il fût trempé dans l’eau de vie des tasses, initiation secrète et détournée. Il y avait aussi les fonds de verre de vin rouge dérobés à l'attention parentale mais le goût en était froid et d'une hostilité presque vinaigrée ; nous l’achetions, ce vin, dans des litres de verre gravés d'étoiles, l’épicerie de quartier s’appelait d’ailleurs "l'Etoile", elle était tenue par une forte créature en blouse blanche, très décolletée, dont la rumeur disait qu’elle était de mauvaise vie.
Dans le bas du buffet était une bouteille de Négrita : géante et vernissée, de la couleur des tentations, la Martiniquaise de l'étiquette avait le corps naturellement alcoolisé. Rhum dans Rome. Je fis connaissance par la suite de plusieurs de ses cousines vaguement italiennes ou espagnoles : ombres stylisées des fumées Matisse sur les paquets de Gitanes d’un oncle silencieux ou profils sévères des femmes de Porto, créatures noires, cambrées, carménisées, damnées dans des robes, "j'aimais déjà les étrangères quand j'étais un petit enfant". (1)
Au début, j'aimais le baba pour son essence non identifiée comme extraite d’un conte qui avait le bon goût d'être réel. Je pressais contre le palais, de la chair de la langue, cette pulpe inédite et flambante à la recherche du plaisir et je concluais diffusément de ce bain de bouche et de cette ultime distillation le pressentiment vérifié d’une teneur nouvelle et de l'ambiguïté des esprits. L'alcool était là sans que je le sache, merveilleusement permis, caché comme une fève dans la globalité du gâteau. Et tout le temps des conversations du dessert, je restais là. Baba.
Un léger écœurement finissait par me prendre que je me refusais d’avouer mais le baba, c’était d’abord la réconciliation des mondes : mon père et ma mère comme fondement sucré de l'existence. Il était ce rite créé comme exprès, à la mesure de notre cercle : la reconnaissance de l'ivresse du chef et du moelleux maternel. Ma mère, sorcière de tendresse, c’était notre Baba Yaga. Le rhum, grave et enivrant, c’était mon père.

(1) Aragon, « L’Etrangère »
NB: Retrouvez les autres textes de François Etevenard publiés sur ce blog dans les rubriques "Poèmes" ou "Nouvelles" en haut de l'écran à droite.