Cette observation a suscité une violente réaction de la part de celle-ci à laquelle j’ajoutais à mon tour un commentaire pour dire que cette tentative de féminisation ne datait pas d’hier et que dès le XVIIIème siècle, et même avant, des efforts avaient été faits en ce sens. Mais j’avoue que j’étais troublé par l’argument selon lequel le mot « auteur » désignant une fonction et non une personne il n’y avait pas lieu de le féminiser, de même que l’on ne peut parler par exemple de la « sujette » d’une phrase même si celle-ci est la fameuse marquise qui, comme l’on sait, sort à cinq heures. Turlupin ajoutait aussi, malicieusement, que l’on ne constate pas le même effort de féminisation lorsque la chose désignée est dévalorisante pour l’intéressée. Ainsi, on ne cherchera pas dans « assassine » un féminin à assassin. Encore que dans ce dernier cas on pourrait tout simplement parler de « meurtrière ».
Ce dernier exemple montre bien que la féminisation d’un mot n’est pas forcément affaire d’idéologie mais se conforme tout simplement à un usage tout à fait arbitraire. Pourquoi le meurtrier supporte-t-il plus que l’assassin la marque d’une différenciation sexuelle ? Certes les mots portent la trace d’un état de société et de ses combats idéologiques, mais si en eux s’inscrivent l’histoire, il s’agit aussi d’une histoire qui est faite d’incohérences, d’errements et de contradictions (« une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot et qui ne signifie rien »).
Ceci nous ramène donc au bout du compte à un problème politique et à l’éternelle question du militantisme. Doit-on, peut-on agir sur l’histoire ? Doit-on, peut-on agir sur la langue ? J’avoue que j’ai toujours eu tendance à trouver un peu dérisoire le volontarisme en ces matières. Tous les efforts de ce pauvre Étiemble n’auront rien fait pour nous préserver du franglais de même que tous les Le Pen du monde n’empêcheront pas l’inéluctable mélange des races auquel nous conduit l’évolution des temps. Toute réforme de l’orthographe est promise au ridicule. L’orthographe se réforme bien toute seule, hélas !
Et c’est dans cet « hélas ! » que s’exprime aussi, j’en ai bien conscience, ma propre contradiction. Elle me condamne à une position perpétuellement victimaire selon laquelle, enclin à considérer qu’on ne peut rien faire pour modifier un état de choses (ou un état de langue), je me sens en même temps viscéralement blessé par ces perpétuelles mutations par lesquelles sans cesse une langue se transforme. Je ressens par exemple la disparition du h aspiré, à laquelle il m’a été donné d’assister durant ces dernières années, comme une atteinte personnelle. Elle produit quotidiennement des façons de parler qui nous auraient fait rire dans notre enfance comme « les z’héros sont fatigués » ou « l’hollandais volant » et qui ne choquent même plus dans la bouche des présentateurs de télévision les plus avisés, censés organiser la vitrine de notre vie culturelle. Comment peut-on s’affirmer à la fois laxiste et rigoriste, à la fois condamner le volontarisme quand il s’agit de réformer la langue et en même temps prôner l’autoritarisme dès lors qu’il s’agit d’en interdire les évolutions naturelles ? J’ai à l’égard de la langue ce comportement paresseusement réactionnaire des gosses de riches qui vivent dans la nostalgie de leur enfance. Car de ce point de vue-là je fus, je l’avoue, un enfant privilégié, un enfant auquel sa mère lisait des pages de Proust dès l’âge de dix ans parce qu’elle considérait qu’une vie sans Proust n’était pas chose envisageable. La Recherche du Temps Perdu (la RDTP, comme disait plaisamment mon ami Pierre Strobel) fut en quelque sorte mon bain amniotique. Toucher à l’eau du bain c’est jeter le bébé. Je suis prêt à me défendre avec autant de violence (verbale) que de mauvaise foi contre les pointes assassines (sic) de nos « auteures » à la mode. On ne fera jamais de moi un militant de la Cause du Mot. Ne touchez pas à nos mots ! ce sont des fleurs fragiles et immortelles, fadeurs quintessenciées déposées sur nos tombes !… Qu’on les viole par conviction idéologique ou par ignorance barbare, pour moi il s’agira toujours d’un viol et la violence, fût-elle politique, n’engendrera jamais que la violence. Allez, je l’avoue, l’infâme Turlupin c’était moi.