Depuis tout ce temps, le spectacle des  djellabas  en torches réussit encore à m'impressionner. Les  éxécutions d'otages, non. La routine. Pour les maisons restantes, on a dû s'arrêter parce ce qu'on était à court de carburant et que les supplétifs de l'AOF prenaient le relais pour finir le travail et emballer les corps des copains dans les sacs à viande.Une vacherie ces lance-flammes, je me suis salement brûlé au bras gauche. Quand on est arrivé à la ferme, en retard forcément, une immense villa qui puait le fric à plein nez, on était à bout de forces. Dans la cour de cette ferme de mille hectares des meilleures terres, le maître des lieux, une espèce de gros verrat d' Alsacien rougeaud, était en train de cogner sur une djellaba. Un bicot, mais quand même ! Qu'est ce que vous branliez, Nom de Dieu ! il a hurlé et même pas un verre d'eau et ne parlons pas de manger. Nous, on venait de perdre trois potes, Antoine, Aldo et Roger abattus comme des garennes depuis la crête d'un défilé. J'ai encore dans les oreilles la voix de Roger, avec qui j'avais fait mes classes, qui gueulait comme un putois pour que je l'achève... Trois vies sacrifiées pour protéger ce gros porc des fellouses qui avaient attaqué sa ferme la veille en égorgeant tout ce qui leur tombait sous le couteau. Lui s'était courageusement planqué dans le fourrage du hangar à foin ! Maintenant cette pourriture nous disputait un verre d'eau et un morceau de pain sec en disant au petit sergent ce n'était pas à lui d'entretenir l'armée française et qu'il y avait un  l'abreuvoir à coté des écuries. On s’est compris sans se parler et sans faire dans le détail pour se servir direct dans la cuisine abondamment garnie et dans la cave tout en laissant le goret hurler sur le petit sergent dans la salle à manger.Le petit sergent n'a pas répondu. Les fels venaient de jouer nos peaux à la roulette. On était au-delà des mots. C'est pour cela que l'Alsacien n’a pas braillé bien longtemps avant que la détonation ne fasse revenir le silence : « Un de plus sur la liste. C'est triste à dire, mais au fond, il avait raison, ce cher monsieur...on est arrivés en retard ! » a dit d'une voix très douce Robert,  notre petit sergent francomtois, avec son accent suisse, toujours aussi distingué que pince-sans-rire, genre pédé, en revenant dans la cuisine alors qu'on attaquait le jambon. Il a rengainé délicatement son arme, pris de temps de refixer la lanière de l'étui, pour poursuivre très lentement, sur le ton de quelqu'un qui se parle à lui-même  mais en regardant chacun d'entre-nous droit dans les yeux à tour de rôle et en détachant chaque syllabe « com-me çe-la, main-te-nant, les fels lui fi-che-ront la paix ! C'est bien ce qu'il vou-lait, non? ». On est partis d’un grand rire nerveux. Ca nous a fait du bien. Un tête, ce sergent, et jamais un mot plus haut que l'autre! De toute façon,  c'est nous l'armée qui administrons cette zone et faisons les rapports. On peut écrire un peu ce qu'on veut sur les décès. Le plus important est de ne pas faire de faute d'orthographe, sinon les chefs viennent vous chercher des poux dans la tête,  nous a dit le sergent. Après, ça s'empile...  A la guerre, il faut penser vite car la survie tient à peu de chose; être capable de décider en une minute de ce qui vous occupe pendant plusieurs générations dans la vie normale. Il aura juste  manqué une poignée de secondes à l'Alsacien pour comprendre à quel point le sergent aime les situations nettes. Après la dizaine de maisons qu’on avait grillé au hasard - plus ou moins avec leurs occupants, car bien peu avaient pu sortir autrement qu'en flammes à cause des grenades  incendiaires préventives- on avait besoin d'un peu de détente avant de faire l'inventaire des décès. Marcel, notre Parisien sorbonnard a renchéri d'un air inspiré : " M'est avis qu'il n'y en aura pas beaucoup pour regretter cette ordure !" Et Marcel le lillois a conclu "Tu l'as dit, bouffi! On peut se dire maintenant que Aldo, Antoine et Roger ne sont pas morts pour rien!" En effet, dans notre groupe on ne s'appelle que  par nos prénoms, histoire d'emmerder les gradés engagés, les crevures, qui ne connaissent que les noms de famille. Fin de l' oraison.

Dimanche 8 septembre 1957

Je viens d’écrire aux parents et à Nicole qui n’a pas répondu à ma dernière lettre, pour leur dire que contrairement à ce qu’ils doivent entendre à la radio et dans journaux, ici c’est la mer de tranquillité. Qu’est je que je pourrais bien leur dire d'autre? Leurs têtes s'ils tombaient sur ce journal! Si je faisais la même chose en Vendée, je devrais passer combien de fois aux assises ? Je m'en fous d'ailleurs, ce carnet ne leur parviendra avec mes objets personnels que si j'ai été tué. Peut-être comprendront-ils alors ce qu'on aura vécu ici et pourquoi on est devenus à moitié cinglés.Avec les copains,on se dit qu'on ne sera plus jamais pareils, qu'une fois démobilisés on sera capables de tuer le premier péquin qui nous dira un mot de travers, comme ici dans les opérations du djebel où la vie est peu de chose. Il faut juste qu'il n'y ait pas de vagues dans les rapports! A la dernière perm, les tontons Dédé et Elie m’ont dit que les quelques dizaines de morts journaliers des attentats et opérations de maintien de l’ordre en Algérie, c’était de la rigolade. La guerre 39-45, leur guerre, avec des millions de morts sur le front ou sous les décombres des villes rasées ou dans les camps de Bergen-Belsen et de Birkenaü qu’ils avaient l’un et l’autre traversés, ça c'était une une guerre, une vraie guerre qui avait de la gueule! Avec mes embuscades à la petite semaine, je n’avais que le droit de la fermer, la mienne de gueule! Moi, cette guérilla me suffit amplement et chaque matin je coche les jours qui me séparent de la quille où nous n'arriverons pas tous vivants. A moins qu’ils ne nous fassent encore le coup du maintien d'un an sous les drapeaux ! Dans vingt jours, c’est le Père Cent et j’aurai 22 ans. Cela va faire trois ans que je crève dans ces Aurès de merde et que je n’ai pas vu ici une fille autrement que voilée ou dans la roulotte du BMC.

Mardi 10 septembre 1957

Cette nuit, j’ai retrouvé Marcel, mon pote de Lille, l’instituteur communiste, mon copain de section depuis les classes, égorgé avec son service trois pièces dans la bouche. Et le pire c’est que c’est moi qui aurais dû être à sa place. On tapait le carton et j’ai eu une crise de dysenterie au moment de prendre la garde. Sympa comme toujours Marcel s’est proposé de me remplacer en attendant que j’aille mieux. L’exécution s’est passée sans un bruit à moins de cinquante mètres de nous. J’ai beau ne pas être très sensible puisque c’est moi qui ai saigné le dernier cochon à la ferme, je tremblais de partout. Du coup on a monté la garde à deux avec Paul. La présence d’un autre rassure mais ne change rien au danger qui rôde partout jour et nuit derrière les rochers. Depuis qu’on a attaché des bicots sur les convois on est un peu moins canardés. Mais quand on monte la garde on se dit qu’à chaque seconde on peut se retrouver à se manger l’engin. On a tous le trouillomêtre à zéro. Ce matin, ils se sont mis à trois pour empêcher mes cent kilos de finir d'étrangler le petit sergent qui me secouait pour me réveiller. Un coup de pot que je dormais avec mon chlasse à cran d'arrêt sous l'oreiller et pas fixé dans la paume comme d’habitude !

Jeudi 12 septembre 1957

On a retrouvé deux autres sentinelles de la 3ème et 8ème section avec un grand sourire rouge sur la gorge et leurs outils dans la bouche , mais les harkis ont vite identifié les coupables. Deus grands chaouis kabiles de notre âge, qu’on aurait dit jumeaux, avec des yeux bizarrement bleus. Ils avaient un air de ressemblance avec Jean Pierre Pesson, mon copain de classe, menuisier à Lourlande. J’ai eu l’impression un peu gênante que- djellabas et cheichs mis à part- on avait été conscrits et fait ensemble le ramassage des poules, le rite vendéen où avec sa classe d'âge on boit un verre dans toutes les fermes du canton.Bourrés sans débander pendant une semaine !
«Ces fumiers n’ont même pas cherché à nier ! » a dit le capitaine, un gaillard de Cholet en formant le peloton.Je ne l'ai pas cru. J'ai pas l'instruction du pitaine, avec mon certificat je ne suis qu'un paysan à qui l'armée n'a jamais demandé de réfléchir mais je suis pas plus con qu'un autre. Ces bergers devaient couvrir quelqu'un et le pitaine le savait, sinon, il les aurait adressé aux services spéciaux. Mais après leur traitement, dans un pays civilisé comme la France, les traités ne sont plus assez présentables dans une cérémonie officielle d'exécution destinée à rassurer le moral de la troupe et impressionner les bougnoules. Nous, biffins de deuxième classe et fiers de le rester, on est alors juste bons pour la corvée de bois, comme celle que j’ai assurée samedi dernier avec Paul.Tous les deux, on a dû porter à l'extérieur du camp pour le liquider un traité censé s’enfuir. Le pauvre! incapable d'ouvrir yeux,- en avait-il encore?- les ongles arrachés, après avoir ingurgité 19 litres d’eau à l'entonnoir, le record, parait-il ! Çà, il ne risquait pas de courir bien loin. On l' a achevé par humanité, comme un chien malade. Mais il avait tout craché. Merci l' Etat-Major, maintenant au moins on a des résultats !
Impassibles, le regard fier,les fellouses regardaient droit devant eux , sans nous voir, pas du tout impressionnés. La classe! Pris de court, le premier a accepté le foulard que le lieutenant lui a posé, mais l’autre, ayant compris la signification, a refusé d’un geste et a continué à fixer l’horizon de ses yeux bleus, à travers nous, comme si nous étions transparents.C’est alors que le pitaine lui a balancé à toute volée un claque énorme. « Celle là, c’est pour ce que tu as mis dans la bouche de mes hommes, ordure ! » Il n'a pas bronché. Après le fracas du tir, les deux sosies de Jean Pierre Pesson sont tombés doucement en silence, comme les feuilles d’un arbre. Personne du peloton ne sait qui a tiré la balle à blanc. Si c’est moi qui l'avais, Marcel, toi le communiste qui étais contre cette guerre faite au profit de ces richards de colons, je peux te dire que je ne le regretterais pas. Tu es mort pour rien. Maintenant, je sais que la guerre est perdue et je vais peut-être crever comme toi. Eux sont chez eux, ils savent pourquoi ils se battent et ils ont bien raison par rapport à ces enflures qui méprisent leurs croyances et les font bosser sous les coups de trique de leurs contre-maîtres.Je m'aperçois que je me dépatouille mieux en arabe que la plupart de ces pourritures nées ici !Chez moi, c'est les collines verdoyantes du bocage vendéen, un vrai village comme partout, avec une église et un bistrot, un curé, un instituteur,et un médecin, le bal ou la cuite du dimanche avec les copains et je me demande bien ce qu'on fout là à sulfater des vieillards, des femmes et des gosses au courant de rien qui crèvent la dalle et qu'on zigouille pour faire le quota de fellouses des gradés... quand on est pas de corvée de bois!

Mardi 17 septembre 1957

Cette fois, on n’aura pas été de corvée de bois pour rien. Les renseignements récupérés par les harkis et les services spéciaux sur le traité étaient bons. Ce matin, avec les paras et les supplétifs sénégalais nous avons trouvé sous le figuier près du rocher une cache importante des armes qui ont transité par Oujda. Puis on a passé le village au napalm après avoir balancé des grenades dans les maisons pour éviter les surprises toujours possibles. Après, comme d’habitude, il a fallu attendre que des paras en aient fini avec les femmes. Je me demande toujours comment ils peuvent y arriver ça dans ces conditions. Déjà que moi, au BMC, j’ai les pires difficultés à finir mon affaire avec des filles supposées consentantes à des maquereaux recrutés par l'armée, tellement elles me font de la peine, les pauvresses! Après avoir rassemblé la centaine d' habitants qui avaient été épargnés par les grenades,en représailles, on en a sulfaté juste vingt, dont en premier les femmes utilisées avant dans les rochers  par les paras, évidemment. On nous a dit de nous faire respecter.C'est égal, les détonations j'avais déjà l'habitude à la chasse en Vendée,, mais je n'arrive pas encore à bien me faire aux supplications des femmes mêlées aux cris des nourrissons qui pleurent comme des chevreaux à l'abattoir du Dollo. Les enfants eux se taisent car ils n'imaginent pas la suite et le sulfatage est très rapide.Là-dessus, on est devenus très pros! A quoi bon tous ces massacres pour finir sans doute virés à coup de galoches dans le cul comme en Indochine! Ordures de politiciens aux ordres de ces crapules de colons, qui ferment les yeux sur les massacres qu' ils nous demandent pour l'exemple. Des fumiers de gros colons du gabarit de celui de l'autre jour, j'en ai rencontré à la pelle, mais on peut pas les flinguer tous, même si c'est pas l'envie qui nous manque. On ne tue pas  les bons, ça c'est sûr ! Boulot de merde, officiers crevures de merde payées le double en temps de guerre, alors que nous les appelés on crève pour la peau et c'est nous les troufions qui crevons le plus. Vivement la quille que je retrouve Nicole qui ne m'écrit plus, la garce! et la ferme avec ses vaches, son odeur rassurante de fumier, celle des foins coupés et les vagues de blé qui ondulent au soleil. Qu'ils se démerdent des cailloux de ce pays pourri !
L’après-midi, changement de casquette, on a distribué des vivres à Dziribine distant de 20 km. Mais on sentait bien que dans la population le cœur n'y était pas, au moins au début. Quel cinéma! M'arracher de cete vie de merde, mais comment ?
Pour le maintien de l’ordre, question nettoyage, on peut faire à peu près tout ce qu'on veut des melons qui nous tombent sous la main. Par contre, des enquêteurs de l’armée sont venus interroger le petit sergent sur



PS: Ce texte est la seule partie lisible d'un carnet adressé dans une enveloppe de papier kraft postée à Paris(14ème) le 18/12/ 1957 par un certain Paul (nom disparu) aux parents de mon cousin Joseph Baudiffière qu'on appelait Jojo, décédé en Algérie,officiellement  lors d'une opération, mais certains disent en "nettoyant son arme", selon l'expression consacrée...
Cette enveloppe et son contenu, très endommagés, ont été trouvés dans son grenier lors du déménagement à la maison de retraite de Marthe Durbin, née Baudiffière, sa soeur et ma cousine qui me les a confiés.
Le nom de Joseph Baudiffière, 2ème classe, 1935-1957, tombé au champ d'honneur en 1957, est inscrit sur le monument aux morts de Lourlande un petit village du nord des Deux-Sèvres, en limite de Vendée.