Oui, je sais, la distance me protège sans doute, je ne vois pas ton regard qui se perd, ta bouche qui s’affaisse sans formuler de questions, ton visage que la souffrance brouille comme une photo voilée.
Papier froissé cent fois, mots raturés, plume suspendue et soudain la détermination qui s’impose de manière inattendue. Je passai hier devant le café du Soleil - tu pouvais disserter de longues minutes sur ce lieu, tu me disais « c’est un signe ce nom, l’attraction du soleil, notre rencontre, notre connivence immédiate, tu es mon amour solaire » - par la porte ouverte j’entendis le bruissement des voix entrecoupées de rires joyeux . La glace du fond me renvoya le reflet d’une femme terne et mal fagotée. C’était moi l’amour solaire ? Où était donc passé le soleil ? Je pressai le pas, je refusais de me laisser rattraper par la nostalgie car je savais qu’à nouveau elle me vaincrait.
Je ne voudrais pas que tu te méprennes, je ne tente pas d’oublier les fulgurances du passé, ma mémoire reste intacte, crois moi. Je peux te raconter ces longues heures passées dans ce café, à « notre » table, tu te souviens ? Près de la porte, .celle que nous devions sans cesse repousser du pied pour éviter les effluves malodorantes des toilettes. C’était devenu un jeu entre nous, celui qui la refermait le premier avait droit à un baiser et au fil des semaines nous avions construit une véritable chorégraphie, un pied qui surgit de dessous la table, deux corps qui s’arquent pour que les lèvres se touchent et des éclats de rire. Rire. Comme nous savions rire alors. De tout et de rien. Nous avions en nous des réserves de joie qui me paraissaient inépuisables. J’aimais te voir rire, ton nez qui se plisse, les deux fossettes qui se creusent , le petit garçon que je n’ai pas connu et qui surgit tout à coup.
Je peux te raconter ces longues heures d’angoisse dans un village mexicain. Une nuit d’attente qui devait être « divine » selon ton expression et qui ne fut pas loin de se transformer en cauchemar. Non…je me rends compte avec le recul, que je n’étais pas paniquée, ta seule présence me rassurait, rien ne pouvait nous arriver puisque nous étions ensemble. Les silhouettes chancelantes d’hommes manifestement ivres que nous apercevions dans la lumière falote de l’unique lampadaire de la rue ne me semblaient pas menaçantes et quand il fallut leur demander (« vas-y toi, moi je ne parle pas espagnol ! ») s’il y avait un hôtel ouvert à cette heure tardive, je le fis sans appréhension.
Tant de souvenirs que je pourrais égrener.
Mais tu vois…le mot terrible… le mot assassin… « souvenir ». L’impression que je parle d’une autre vie, d’un autre toi, d’un autre moi.
Ce matin, tu es parti en me disant « à vendredi, je t’appelle ». Je t’ai regardé et je me suis rendu compte que ce n’était plus toi, ou… ou plutôt … comment t’expliquer ?…c’est moi qui n’étais plus la même. Comme si tu m’avais désertée. Je ressentais alors viscéralement le sens du mot « détaché », nous n’étions plus des « moitiés d’orange » (tu te souviens, nous avions emprunté à JL BORY cette expression qui nous avait paru si belle et si bien nous convenir).
J’essaie de comprendre.
Je voudrais pouvoir feuilleter les années de notre vie commune comme on feuillète un album-photos, pour pouvoir repérer les imperfections, les ratages et me dire, voilà, c’est celle-là et celle-là et celle-là encore qui fout en l’air mon bel album, qui me donne envie, non pas de le jeter, je n’aime pas jeter, seulement de l’oublier, dans un coin.
Mais le désamour n’est pas la résultante de faits concrets et datés, il est comme l’eau, il s’insinue sournoisement, petit à petit, dans les replis de l’être.
Je suis désolée, je n’ai pas su garder la tête hors de l’eau, ne m’en veux pas, j’ai l’impression de n’être plus qu’une grosse larme qui ne peut plus couler.
Ces mots que je trace sur cette feuille, auraient-ils suffit à tout empêcher si je te les avais dits ?
J’essaie de renouer le fil de ma mémoire et je