La tradition familiale racontait l’épopée d’une grand-tante devenue fort célèbre là-bas par la grâce d’une concrétion hors normes. Son histoire meublait les longues veillées d’hiver, rassurait les petits pendant les tempêtes, elle était devenue la référence pour toute une famille bloquée par son appréhension de l’éloignement. C’est pour ça que Jeannine eut envie d’aller s’établir dans cette contrée souriante, bercée par tant d’histoires merveilleuses depuis sa naissance. Jeannine était la seule de sa famille à avoir osé voyager, mais elle n’était jamais sortie de sa Bretagne natale. Après chaque amourette décevante, Jeannine était une éternelle insatisfaite, elle ressentait le besoin de s’enfuir, quitter son eau du moment.
Suite à une histoire très douloureuse avec un bulot particulièrement manipulateur, elle sentit qu’il était l’heure de quitter définitivement la Bretagne, et la France. Quoi qu’elle vive, quoi qu’elle fasse, ce pays lui amènerait toujours trop de rappels malheureux. Elle n’avait plus aucun espoir d’une vie sereine ici. Même Albert l’Hermite, le seul à la comprendre, lui faisait peur. Peur de quoi ? Elle ne le savait pas, peut-être de ne rien pouvoir lui cacher, de savoir que tous ses mensonges étaient inutiles.
Après cette relation pénible avec Franck le Bulot, elle n’avait plus goût à rien et se sentait rabaissée au rang plébéien d’une vulgaire moule. Il lui arrivait d’avoir des envies irrépressibles de mort, suicide salvateur. Elle comprit rapidement, si elle ne s’enfuyait pas au plus vite qu’elle allait offrir son corps flasque à l’estomac d’un vieux beau à qui l’on avait vanté ses mérites aphrodisiaques. Triste fin, accompagner une éjaculation de toutes manières toujours trop précoce pour l’âme désabusée du réceptacle définitivement inassouvi. Jeannine ne s’aimait plus depuis Frank le Bulot, mais elle était persuadée de mériter mieux pour sa fin de vie. Au minimum participer à une dégustation sur une des multiples grandes tables de ce pays ou, mieux, enjoliver le temps d’une exception le palais d’un pauvre hère abonné aux pâtes et aux pommes de terre.
Alors, en ce mardi veille de la récolte fatale, elle attrapa une méduse qui passait incidemment dans la région. Le corps maltraité de Jeannine n’avait cure des brûlures occasionnées par l’animal gélatineux. Après lui avoir tordu ce qu’elle estimait être le cou, elle la vida pour en faire une besace pratique. On a beau ne plus rien espérer de la vie, on ne part pas définitivement sans emporter ses quelques affaires, son gri-gri également, un hippocampe vert-de-gris. Elle a empli l’outre de sa vie, maigre sac en vérité. Elle a salué ses rares vraies amies et elle s’est enfuie en catimini en direction du Gulf Stream, il avait le pouvoir de l’aider pour une bonne partie de la traversée. Jeannine, comme toutes les huîtres, n’avait pas le sens de l’orientation.
Gulf, très urbain ces temps-ci, l’accueillit avec plaisir dans son courant régulateur. Jeannine lui avait donné ses raisons pour expliquer son envie de voyager, en trichant évidemment, et il comprenait fort bien son besoin de se démarquer, de vivre autre chose. Il se sentait concerné. Jusqu’à quelques années encore, il vivait une vraie existence de star. A chaque bulletin météo on le citait, il était le roi de la planète, un demi-dieu régulateur incontournable des caprices du temps. Chaque embellie lui était attribuée. Il faisait trop chaud, Gulf tempérait. Le froid risquait de tuer tous les poissons, Gulf réchauffait un peu l’eau pour éviter la catastrophe alimentaire. Mais voilà, depuis quelques temps un petit nouveau était venu le remplacer dans la lucarne obligatoire de toute maison respectable. Un jeune fougueux, parfois irascible, avait fait une apparition tonitruante. Gulf n’avait jamais ressenti le besoin de se mettre en avant, normal il était le seul évoqué, alors il ne savait comment faire pour se battre, retourner au sommet de la célébrité. En avait-il vraiment envie ? Cela n’était pas dans sa nature tempérée. Du jour au lendemain, Gulf dut céder sa renommée sans partage à ce cousin venu d’on ne sait où, d’Amérique du Sud paraît-il. Ah, les météorologues télévisuels s’en sont gavés du môme et lui disparaissait dans les brumes insondables de l’oubli cathodique. Il lui faudrait attendre une catastrophe-réalité pour avoir une petite chance de reparaître. Il le savait, Gulf, aucune maison d’édition n’accepterait de le signer, pas assez vendeur, pas assez lisse pour l’époque. Pas encore suffisamment ringard. C’est pour ça qu’il s’est senti solidaire de Jeannine, presque amoureux parfois. Elle, c’est le viagra qui la faisait disparaître dans le fond du seul rayon oublié, le gustatif. Mais Jeannine avait triché comme elle savait si bien le faire, elle n’avait pas parlé de Franck le Bulot ni de son inaptitude à la vraie vie. Gulf fut conquis en un instant par cet être rejeté. C’est pour ça, une petite larme d’eau douce au coin de la vague qu’il l’adopta tout de suite. Il la conseilla pour lui éviter des fatigues inconsidérées, d’autres déboires existentiels et un chemin perclus d’obstacles.
Jeannine, grâce à la plaisante compagnie de Gulf, réussit à oublier ses peurs et ses envies de disparition fatale. Elle profita du voyage pour passer son permis de courant, malgré ses appréhensions. Jamais elle ne s’ennuyait, le temps passait sans jamais s’arrêter au fil de leurs conversations infinies. De digression en digression, ils arrivaient à comprendre mieux la vie et ses aléas. Jeannine se sentait apaisée par la présence forte de ce nouvel ami. S’il avait été autre, elle aurait certainement fait un enfant avec lui. La décontraction du voyage lui avait enlevé sa peur des engagements à long terme. Il faut dire qu’avec Gulf la vie était variée, pas d’ennui. Des pays européens tant dissemblables que cela en était un bonheur et des continents toujours différents. Chaque jour une surprise, Jeannine était époustouflée.
Mais comme Gulf avait des limites, il ne connaissait pas le monde au delà de son parcours routinier, il dut, à regret, la laisser terminer seule sa route, guidée par ses seuls instincts.
Après une petite larme camouflée dans l’immensité pratique de la mer, ils se quittèrent en se promettant de ne jamais se perdre de vue. Gulf, amoureux en diable, réussissait à ne pas trop montrer sa peine, il était presque conscient de l’impossibilité de leur union. Il savait, ils étaient arrivés à un tel niveau de compréhension mutuelle que jamais ils ne pourraient s’oublier. Un jour ou l’autre ils se retrouveraient pour carder ensemble la laine d’un amour pas ordinaire, ni trop rêche comme la laine brute, ni trop doux comme un angora mielleux. Bien, mais surtout pas parfait. Gulf était assez bête pour accepter une vie de couple ne correspondant en rien aux dictats cathislamojudéens imposés par les penseurs de notre époque en bout de course.
Jeannine n’eut pas trop de problèmes pour rejoindre sa destination. Un seul courant essaya de la dévoyer, mais elle avait en tête les recommandations de Gulf. Cette fois-ci elle réussit à ne pas fondre à l’appel des mots charmeurs, elle ne fut pas sensible aux propositions d’un insensible profiteur. Les autres courants avaient eux-aussi des envies d’exotisme, mais ils étaient tous respectueux de la personne, ils se sont contentés d’accompagner Jeannine de leurs caresses salées sans essayer de profiter de la faiblesse affective de l’huître. Pourtant ils eurent tous énormément de difficultés à se retenir.
Il faut dire, pour leur défense, que Jeannine était plutôt gironde. Malgré quelques soucis de maigreur dus à des problèmes non résolus avec sa famille, elle ne ressemblait pas à une Marennes affadie par les besoins commerciaux d’une région complexée depuis l’échec de sa chouannerie. Elle ne ressemblait pas non plus à une Normande devenue aristocrate par sa trop grande proximité avec les gens célèbres de Paris. Elle n’avait rien à voir avec une Landaise paresseuse, étouffée par le renom de ses vins d’alentour. Elle ne ressentait pas le besoin d’être hors de prix comme un Belon dévolu aux seuls escrocs, pardon aux barons d’industrie. Non, elle était de basse Bretagne, humble et goûteuse. Pas de forfanterie dans ses manières, juste de la saveur. Et puis elle était belle, si elle n’avait pas été huître elle aurait eu un regard envoûtant. Pas de ces regards séduisants seulement le temps d’une soirée de grâce, voire durant les premières années d’un mariage. Non, un regard qui perdure même dans l’adversité, même au delà des horreurs de la vie. Elle était tant belle, tant hors normes, qu’aucun étal parisien et conventionnel ne la remarqua pour la présenter sur sa terrasse polluée par les modes de ses clients connus le temps de six mois de célébrité.
Après trois mois de traversée, parfois chaotique, parfois chahutée par des tempêtes. Après avoir traversé un tsunami par le travers, affronté une vague aussi haute que les falaises d’Etretat. Après des rencontres hors du commun, des baleines blanches comme l’écume de la pipe du capitaine Achab, des calamars géants et leurs rejetons sordides, des hippocampes chevaleresques, des requins marteaux d’avoir été délaissés par leur belle, des limandes odorantes, un orque à l’épaule déboîtée, un mérou astigmate, une sirène aphone, Jeannine arriva enfin à destination. Tout était grandiose, idyllique, mais l’archipel comptait nombre d’îles et Jeannine ne savait trop où jeter son ancre. Elle se renseigna autour d’elle, un jeune poisson-clown lui jongla avec grâce les noms enchanteurs de la région. Quand elle entendit Marquises, Jeannine décida d’y poser sa besace. Un tel patronyme dénonçait certainement un niveau de vie inconnu en Bretagne.
Elle ne mit pas longtemps à s’installer, elle possédait peu d’affaires et les frimas semblaient inexistants, nul besoin de se protéger. Une vie sans souci s’ouvrait enfin à Jeannine, le soleil tous les jours et les vahinés colorées en perpétuelles répétitions sur les plages de sable fin. Grains d’amour tous blancs à force de s’éteindre langoureusement. Les mœurs de la région étaient simples et les hommes forts et tatoués, halés et souriants. Jeannine fut reçue presque comme une sœur et sans qu’on ne lui posa de questions sur sa vie d’auparavant. La population était fort respectueuse ici, excepté un mérou facétieux et curieux. Mais son œil rond et malicieux annonçait la couleur, concierge de la mer.
Le soleil souriait dès le matin et partait se coucher enjoué d’avoir offert tant de bonheur, avec la promesse formelle de réitérer son amour le lendemain. Les vêtements des indigènes étaient enluminés par la joie de vivre et celle-ci semblait ne pas avoir de fin envisageable dans cette merveilleuse enclave délicieusement nucléarisée.
Jeannine profita sans compter de toutes ces beautés, la vie n’avait pas été tendre avec elle et elle avait la sensation de mériter cette poésie ensoleillée. Le temps n’existait plus et il fallait se dépêcher d’ingérer tous ces bonheurs de peur que certaines anciennes notions ne viennent interférer dans le rêve insensé de l’oubli de soi grâce à l’éloignement. Elle eut des rencontres extraordinaires, en dehors de ses confrères exotiques et peinturlurés pour un spectacle de cirque perpétuel. Un jour, un mardi, le grand Jacques lui envoya une expectoration du haut du pont de son navire. Il ne l’avait pas vue évidemment, mais elle prit ça pour un honneur et mit ce crachat dans son musée privé. Quel bonheur ! Il devint sa relique la plus vénérée. Comme un fait exprès, le lendemain, Antoine la filma sans la prévenir. Malheur, elle n’avait pas eu le temps de se faire belle et on risquait de jaser au pays. Mais Jeannine était jolie, elle supportait fort bien le manque d’apprêt. Ses parents pourront être fiers, les parents ne réfléchissent jamais quand une once de célébrité vient frapper à la porte. Pierrot est aussi passé près du logement de Jeannine, mais il était trop amoureux de sa petite Lili de Somalie pour la remarquer entre ses deux eaux timides.
La vie s’écoulait comme ça, tendrement au gré de la langueur et des rencontres de hasard. Jeannine profita tant qu’elle put en évitant de réfléchir à l’avenir.
Mais voilà, le soleil, toujours le soleil, encore le soleil, excepté pendant la trop courte saison des pluies. Le métro n’est pas fabriqué pour assumer ce rythme au delà du temps défini des vacances. Jeannine commença à s’ennuyer ferme, elle ressentait le besoin de froid, le besoin des saisons rudes et marquées. Cette existence n’avait pas de rythme perceptible et cela devient rapidement lassant pour qui n’est pas natif de la région. Sommes-nous aujourd’hui ou bien hier, à moins que cela ne soit déjà demain ? Chaque jour s’écoulait comme son précédent, comme son suivant, pas de saisons ni de signes distinctifs.
Jeannine, ayant profité tout l’été, commença à se morfondre de sa Bretagne natale. Là-bas rien n’était prévisible, d’une heure à l’autre tout changeait du tout au tout. Ici elle se sentait prisonnière comme une femme mariée depuis dix ans sans possibilité de divorce ni d’infidélités pour égayer son ordinaire. Elle tournait en rond dans son eau trop transparente pour être honnête. Elle aurait bien voulu rentrer mais la barrière de corail, frontière sadique, empêchait tout départ. Jeannine commençait à se sentir prisonnière dans une geôle irisée, modèle factice du bonheur obligatoire.
Après nombre d’essais, tous plus infructueux que leurs précédents, Jeannine s’était lentement habituée à l’idée de la fatalité de son enfermement. Elle était lucide et pas battante pour deux sous, de dépit elle était retombée dans ses anciens travers, ceux de l’époque où elle n’entrevoyait d’autre avenir que l’étalage d’un marché de province. Ses troubles obsessionnels compulsifs revenaient à la vitesse d’une marée d’équinoxe. Normal, pour tout être civilisé le temps des vacances doit avoir une fin définie pour arrêter l’utopie du chant de tous les possibles. Du jour au lendemain, elle a recommencé à s’occuper de son intérieur, exclusivement. Le dehors n’importait plus. Elle cirait trop parfaitement la nacre de son habitat douillet. Quand plus une trace de tentacule n’était visible, elle s’employait à expulser sans relâche chaque particule de plancton dans sa chasse d’eau torride. Le reste du temps, la journée était longue, elle repliait soigneusement ses boursouflures replètes. Un lit au carré, il n’y a rien de mieux pour recevoir quelques Bernard, ermites trop scrupuleux pour accepter de visiter une maison trop désordonnée. Jeannine ne supportait plus ni le désordre ni la saleté ni le laissez-aller estival, c’est bien pour ça qu’elle vivait seule. Il est difficile d’accepter les travers d’un colocataire lorsque l’on ne s’aime pas. Jeannine avait quelques problèmes avec son image, trop ventrue, trop grumeleuse, trop salée, trop vaporeuse, pas assez érotique. Pourtant ses trop rares rencontres la félicitaient sur son aloi avantageux, lui parlaient du bien-être qu’elle insufflait naturellement à l’autre, mais elle refusait de l’accepter. C’est pour ça qu’elle s’enfuyait dès qu’une amourette semblait pointer le bout de son rostre. Elle ne voulait pas se dire qu’elle pouvait offrir du bonheur, qu’elle avait le droit d’en prendre. Elle refusait l’amour de l’autre, sa bonté, elle appelait ça de la pitié. Elle avait peur de l’amour, Dieu seul sait pourquoi et comme cet être n’existe pas, personne ne pouvait savoir. C’est pour ça qu’elle se sentait de plus en plus seule malgré l’admiration béate de ses rencontres au long cours.
Dans son nouveau pays, on regardait avec curiosité cette chose si changeante, mais sans malices. C’est normal, un être aussi beau et aussi extraverti ne peut qu’intéresser et susciter des interrogations. Cela n’arrangea pas la piètre image qu’elle avait de sa personne. Jeannine aurait voulu être comme les autres, comme tout le monde, sans rien pour la démarquer. D’un autre côté, le versatile, elle était fière d’inspirer autant d’amour, même si elle pensait toujours ne pas le mériter. Un homme tout de même trouva grâce à ses yeux, un jour de septembre il l’avait retirée délicatement de son corail. Il semblait étonné de trouver une représentante de Bretagne aux antipodes. Après l’avoir mesurée et examinée sous toutes les coutures visibles, il la remit délicatement au même endroit. Cet homme là était différent, il n’avait pas essayé de la pervertir dans le sens obligatoire de la vie unilatérale. Il avait compris Jeannine, tout de suite elle l’aima passionnément. Mais ses vieux démons, pas fous, l’ont rattrapée avant qu’il ne fut trop tard. Il ne fallait pas laisser Jeannine espérer une vie épanouie sinon ils n’auraient plus de travail. Un vieux démon au chômage est très dur à recaser.
A toujours vivre dans les fonds iodés en évitant soigneusement de regarder les alentours, le regard de l’autre est trop souvent mielleux et empreint de pitié insupportable, on finit par ne plus penser qu’à sa petite personne. A toujours s’enfermer dans sa coquille, on en oublie rapidement de faire attention aux dangers environnants. A toujours ne voir que sa petite personne, on oublie complaisamment le monde extérieur, trop agressif, pas assez compréhensif. C’est bien pour ça, un jour qui aurait aisément pu en être un autre, que Jeannine se fit violer sans péridurale. Le viol pur, sans qu’elle ait pensé à aguicher pour tester les restes de son pouvoir de séduction. Une rencontre de hasard avec un goujat intéressé.
Une main baladeuse et fort habile la décolla de son corail, sans ménagement.
Jeannine fut prise de court, elle ne pensait pas que ce genre de comportement fut possible dans ce havre de paix surfait. Elle n’eut pas la présence d’esprit de rameuter la populace voisine qui, il faut bien se l’avouer sans vergogne, s’en moquait éperdument, tant occupée à se fabriquer un hâle indélébile afin de trouver preneur dans une animalerie des beaux quartiers parisiens, ou cannois à défaut.
Une fine pince pénétra Jeannine pendant qu’elle baillait sa peur dans l’air surchauffé de la surface. Elle déposa délicatement dans les entrailles proprettes de Jeannine un petit corps étranger. Jeannine, trop prise par l’horreur du moment, ne savait comment réagir. Fallait-il mordre ou porter plainte ? Mais à qui et avec quelles dents ? De honte, elle se referma sur elle-même une fois la pince repartie vaquer à ses perversions vers quelques consœurs plus faciles. La main, compréhensive tout de même, reposa Jeannine près de son corail d’élection afin qu’elle ait quelqu’un de confiance avec qui s’épancher. L’amitié peut parfois aider à surmonter un viol.
Jeannine avait mal jusqu’au plus profond de ses entrailles, elle souffrait surtout de ne pas avoir été consultée. Comme elle ne s’aimait plus depuis longtemps, l’acte passait au second plan. Comme elle ne s’aimait plus depuis longtemps, elle avait pris l’habitude d’ingurgiter n’importe quoi à condition que ce fut sale ou hideux, maladif ou à problèmes. Mais elle choisissait toujours elle-même ses rebuts, elle ne supportait pas qu’on lui impose quoi que ce soit.
Jeannine est ce qu’elle est, ses préoccupations premières n’étaient plus sexuelles depuis bien longtemps, alors elle oublia rapidement ce nouvel avatar dans sa vie déjà fort emplie. Pour ce faire, une fois la douleur digérée, elle emballa jour après jour cet intrus de sécrétions dures et brillantes, précieuses. Jeannine avait le goût du beau. Comme à son habitude, elle préférait voiler ses démons plutôt que de devoir affronter un requin-psy. Elle les fréquentait depuis sa plus tendre jeunesse, mais elle avait toujours refusé d’aborder le fond des choses, pas dupe de leur curiosité manipulatrice et souvent malsaine. Elle se servait d’eux comme d’une béquille passagère, sans doute par peur de devoir quitter définitivement ses parents.
Elle avait tout de même la conscience diffuse d’un nouveau mal-être scotché à sa coquille. Pour ne pas oublier totalement la douleur du viol, elle décida d’utiliser le noir pour envelopper ce petit inconnu. Pour elle le noir était la couleur des névroses, la couleur de sa vie. Dans ses rares moments de sursaut, elle adoptait passagèrement le rose pour se donner l’illusion d’être vivante. Noir et rose, noir et blanc, noir, où est la différence ? Le rose est une émanation pâlote du rouge et le rouge devient noir quand on voit la vie en noir et blanc. D’ailleurs il n’est pas de noir ou de blanc, tout est gris. Mais Jeannine n’en avait pas conscience, pas encore.
Jeannine tentait tant bien que mal de continuer sa vie comme si de rien n’était, elle oubliait parfois ce bébé bien installé dans une vie aisée. Il était protégé par les T.O.C. à répétition de Jeannine, aucune maladie ne pouvait l’atteindre. Il se mit à croître régulièrement, les replis vaporeux de l’huître lui assuraient une rondeur parfaite.
Parfois des sursauts de douleur hantaient Jeannine. A ces moments là, elle aurait bien aimé expulser l’étranger, avorter. Mais le délai légal était largement dépassé et plus rien ne pourrait arrêter cette gestation. L’intrus, pas né de la dernière marée, s’accrochait à son hôte comme une bernique acnéique à la peau d’une jeune raie horrifiée le soir de son premier rendez-vous amoureux. Tous les efforts de Jeannine étaient vains, le bébé tenait à profiter jusqu’au grand jour du collier, celui où il rencontrerait enfin ses sœurs et le vaste monde aérien. Le jour où il ferait sa première sortie, fièrement accroché au cou d’une demi-mondaine, acheté l’heure d’avant par un vieux beau gavé d’huîtres pour l’aider à relever sa virilité au delà de son compte en banque. Illusions ridicules.
L’intrus ne voulait pas sortir de sa gangue avant d’avoir atteint la taille requise par les dictats de l’amour lucratif.

MORALITE

Pour l’huître, la perle est un furoncle.