Agent commercial en matériel médical exactement (ou plutôt j’étais, vous allez comprendre) et qu’à ce titre je passe le plus clair de mon temps sur la route, par monts et par vaux et dans de petits hôtels minables dont j’ai appris peu à peu à m’accommoder, voire même à apprécier parfois le charme, comme cette petite auberge près de Wilgenstein où j’étais descendu ce jour-là. L’hôtel des Sources est un établissement dont je n’ai jamais pu expliquer le nom parce qu’il se situe dans un coin où l’on ne trouve aucune trace de source mais enfin on y mange une délicieuse choucroute à laquelle je ne manque jamais de rendre hommage chaque fois que j’y passe, c’est-à-dire une ou deux fois par an. La salle de restaurant était vide ce jour-là, comme d’habitude, et la patronne était venu me tenir compagnie. Nous nous voyons ainsi de loin en loin mais cela dure depuis tant d’années que c’est un peu comme si nous étions devenus de vieilles connaissances et je ne sais pas pourquoi, je crois qu’elle m’aime bien, peut-être parce que je lui avais vaguement fait la cour la première fois et qu’elle m’en garde une sorte de reconnaissance. Elle avait du reste poliment décliné mes propositions à l’époque et je ne les ai jamais renouvelées, les années ne contribuant pas à l’embellir. Je ressens pour elle, chaque fois que je la revois, une sorte de pitié en pensant à l’existence qu’elle mène et qui a peu de chances de changer. Peut-être s’en dit-elle autant à mon sujet et cela établit entre nous une sorte de complicité. Bref, je me souviens que ce jour-là elle m’avait entretenu longuement de sa fille qui projetait de se marier avec un garçon qui voulait faire du théâtre ou quelque chose comme ça. Elle craignait pour la suite et je l’écoutais d’une oreille distraite tout en dégustant ma paire de Francfort. Après avoir retiré mon assiette elle était repartie dans la cuisine et en attendant j’avais déplié l’Écho de la Nièvre que j’étais parvenu à me procurer dans une gare le matin même. Il faut dire que j’habite Nevers où j’ai une femme et deux enfants. Je ne les vois que rarement et la lecture du journal me permet de rester en contact avec eux. Il m’arrive aussi de leur téléphoner bien entendu, mais ce n’est pas toujours facile, il faut passer par la standardiste (il n’y avait pas encore l’automatique à l’époque) et en outre je suis particulièrement mal à l’aise au téléphone, je ne sais jamais quoi dire. Bref je parcourais donc l’Écho de la Nièvre ce jour-là. On y parlait en première page du nouveau gouvernement et du Tour de France (Robic avait gagné l’étape de la veille) mais je suis allé rapidement aux pages intérieures et je suis tombé sur la rubrique de l’état-civil. J’aime bien regarder la liste des naissances et des morts. Parfois j’y reconnais un nom… Je me demande ce qui ce serait passé ce jour-là si je n’avais pas lu le journal. Pourtant c’est absurde, ça n’aurait rien changé probablement. En tous cas ce jour-là, dans la liste des noms il y avait le mien !
Je ne peux pas dire que ça m’ait impressionné sur le moment. J’ai pensé à un homonyme. Robert Tardieu, ce n’est pas un nom tellement original et même si je ne connaissais pas d’autre Tardieu à Nevers, à part mon cousin qui s’appelle Lucien, ça n’aurait pas été tellement étonnant. Je ne suis pas superstitieux et je me suis dit qu’il faudrait que je raconte ça à ma femme en revenant. Pourtant la chose avait dû me frapper plus que je pensais parce que j’ai eu du mal à dormir cette nuit-là. Je me suis réveillé plusieurs fois et j’ai même dû me relever. J’ai occupé mon temps à refaire mes comptes et à établir mon itinéraire pour les jours suivants, mais je ne repensais plus du tout à cette histoire quand je suis parti le lendemain et j’ai même oublié d’emporter le journal. Dans la journée j’ai fait mon travail normalement. J’avais une vingtaine de cabinets à visiter et comme je ne me sentais pas d’appétit j’ai négligé de déjeuner. L’après-midi, dans un café de Colmar j’ai suivi l’arrivée du Tour de France à la radio. J’entendais la voix de Georges Briquet mais je ne suivais pas ce qu’il disait, je m’en fichais complètement. Je crois qu’à la fin je ne savais même pas qui avait gagné et je me suis dit qu’il fallait quand même que je téléphone à ma femme. Je suis arrivé à la poste, juste avant l’heure de la fermeture. Il m’a fallu attendre dix bonnes minutes pour avoir la communication et finalement elle n’était pas là. Je sais qu’Évelyne a l’habitude d’emmener les enfants chez ma mère et je ne me suis pas inquiété. La nuit suivante, à l’hôtel Terminus où j’étais descendu, de nouveau je n’ai pas pu dormir, j’ai passé une nuit presque blanche. Décidemment je sentais qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, qui n’était pas comme d’habitude. Le lendemain j’ai de nouveau essayé de téléphoner, mais Évelyne n’était toujours pas là. Je ne me suis toujours pas inquiété. La journée devait être longue parce qu’il fallait que je sois à Pontarlier pour le soir et j’avais de nouveau une bonne douzaine de cabinets à visiter. À Pontarlier je n’ai pas dîné, je n’avais toujours pas faim, et je suis descendu à l’hôtel d’Angleterre. Il était trop tard pour téléphoner. Nouvelle nuit blanche. Cette fois j’en étais certain, c’était la lecture de mon nom dans le journal qui avait dû me chambouler. Je suis retourné à la poste le lendemain et j’ai demandé un annuaire de la Nièvre pour vérifier qu’il y avait bien un autre Robert Tardieu à Nevers. Il fallait que j’en ai le cœur net. S’il était mort il devait bien avoir le téléphone ce diable d’homme !… J’ai trouvé un Tardieu Julien, professeur, un Tardieu Lucien – c’était mon cousin - et une certaine Tardieu Yvette que je ne connais pas, mais pas de Tardieu Robert, à part moi bien entendu ! Je me suis dit alors qu’il pouvait très bien habiter dans une autre commune du département et qu’il me faudrait les prendre les unes après les autres. J’en ai regardé deux ou trois au hasard, en vain, mais la poste devait fermer et je me suis senti ridicule, alors je suis reparti. Avant de rentrer à mon hôtel je suis passé à la gare pour acheter de nouveau l’Écho de la Nièvre, et fort heureusement j’ai pu le trouver. J’ai attendu d’être dans ma chambre pour l’ouvrir. En page quatre il y avait des faire-part et celui-ci m’a tout de suite sauté aux yeux :
Madame Évelyne Tardieu, Madame veuve Rolande Tardieu, Guillaume et Nicole Tardieu
ont la douleur de vous faire part du décès de leur époux, fils et père
ROBERT TARDIEU
Agent commercial
Les obsèques auront lieu demain à 11 heures en l’église Saint-Charles.
Cette fois le doute n’était plus possible ! Il ne pouvait s’agir que d’une mauvais plaisanterie. Je n’étais même pas en colère du reste, nullement impressionné. Indifférent simplement. Mais j’ai décidé de rentrer sur le champ pour être là demain à l’heure de mon enterrement.
J’ai roulé toute la nuit. Ma traction date d’avant guerre et ne dépasse pas le soixante. Je suis arrivé juste pour la levée du corps. L’entrée de l’immeuble avait été décoré d’un drap noir, avec mes initiales dessus et il y avait une petite dizaine de personnes qui faisaient les cent pas sur le trottoir parmi lesquelles j’ai reconnu mon patron. Le corbillard était un peu plus loin. J’ai vu sortir le cercueil, suivi par ma femme qui tenait ma mère par le bras, laquelle serrait un mouchoir contre sa bouche, et mes deux enfants derrière qui n’avaient jamais été si sages. Je me suis approché pour les voir passer. À un moment ma femme a croisé mon regard mais j’ai vu qu’elle ne me reconnaissait pas. Les autres non plus n’ont pas fait attention à moi. Alors je suis retourné à ma voiture et je suis parti sans insister.
Désormais je savais ! Mais cela n’a pas changé grand chose à mon existence, aussi surprenant que ça puisse paraître, et même, d’une certaine manière, je peux dire que ça la rendait plus facile. Par exemple j’ai vite compris que je n’avais plus la nécessité de me nourrir, ni de dormir. Au début je continuais à aller à l’hôtel comme avant mais j’ai fini par en perdre l’habitude. Je préférais me promener dans les rues. Je ne ressens ni le froid ni le chaud. Je ne ressens pas non plus la fatigue, ni l’ennui. En vérité je ne ressens plus rien. Dans la journée, au début, j’avais quelque crainte de me montrer dans les lieux publics, mais je me suis vite rendu compte que personne ne faisait attention à moi. Nous avons l’art de nous fondre dans la masse. Je dis nous, parce que ce fut une de mes grandes découvertes au début, nous sommes beaucoup plus nombreux qu’on ne pense. Et nous savons nous reconnaître entre nous, au premier regard ! nous nous faisons un petit signe discret en passant, mais nous ne nous adressons jamais la parole. Chacun continue son chemin. Je suppose que les autres mènent la même existence que moi, oisive, ni agréable ni désagréable, sans but, sans projet. J’ai même vu un enfant une fois dans un square. Il jouait tout seul dans un coin, ou plutôt il faisait semblant pour ne pas se faire remarquer et personne n’est venu lui demander quoi que ce soit. Nous sommes très fort, je vous dis, pour ne pas nous faire remarquer mais vous pourriez en voir partout si vous saviez les reconnaître, dans les cafés, dans la rue et sur les bancs publics.
J’ai fait d’autres découvertes petit à petit : que mes cheveux et ma barbe ne poussaient plus, ce qui m’a évité d’avoir à me raser, que je n’étais plus jamais malade : plus le moindre rhume, plus le moindre mal aux dents, et surtout, au bout d’un certain temps, que je ne vieillissais plus ! Car cela doit bien faire maintenant plusieurs dizaines d’années que ça dure. Je ne parviens pas à compter. J’en ai vu défiler des gouvernements ! j’en ai connu des grèves ! et des guerres et des révolutions ! Mais tous ces événements se succèdent et je les oublie au fur et à mesure.
Il y a longtemps, j’ai laissé ma vieille traction dans un fossé, elle ne me servait plus à rien. Je ne sais pas ce qu’est devenue ma famille. J’éprouve une sorte de pudeur à penser à elle et j’ai toujours soigneusement évité de retourner à Nevers. Mes enfants doivent être grands aujourd’hui, quant à ma femme, je me dis que peut-être un jour je la croiserai dans la rue, je ne sais où, nous nous regarderons et nous nous ferons un petit signe de reconnaissance et je comprendrai qu’elle est des nôtres désormais. Mais je ne crois pas que je lui adresserai la parole, pas plus qu’aux autres. Nous n’aurions rien à nous dire. Je n’éprouve aucune nostalgie pour ma vie, aucun regret, aucun remords. Je ne suis plus qu’une hyper conscience lucide et objective, une mémoire inutile. Je me compare quelquefois à ces cratères qu’on voit sur la lune et qui témoignent d’un choc très ancien mais où rien n’a plus bougé depuis.
Un soir - c’était un soir d’été je crois, dans un parc, en bordure d’une grande ville - j’ai vu un couple qui se promenait et je l’ai suivi pour passer le temps. Il s’agissait d’une jeune femme d’une vingtaine d’années et d’un jeune homme assez beau à peu près du même âge. À un moment ils se sont égarés dans un bosquet et se sont allongés sur l’herbe. Il devait faire très chaud cette nuit-là parce qu’on entendait des grillons et le ciel était lumineux. Aussitôt le garçon a soulevé la jupe de la fille et s’est couché sur elle, et il a commencé à la sabrer à grands coups de reins. Elle se croyait obligé de gémir et de crier comme si elle avait voulu ameuter les foules. Elle fermait les yeux et lui tenait les siens ouverts au contraire, écarquillés, fixant un point devant lui où il n’y avait rien à voir… à part moi, qu’il ne voyait pas. Au bout d’un moment il s’est arrêté et c’est là que j’ai eu la certitude, je ne sais pourquoi, qu’à cet instant un enfant venait d’être conçu dans le ventre de cette fille, et je me suis dit qu’un jour peut-être, dans cinquante ans ou davantage – le temps ne compte pas pour nous – je croiserais dans la rue cet enfant devenu un homme et qui entre temps aurait vécu toute sa vie et serait désormais des nôtres. Nous nous adresserions un petit signe en passant et je n’aurais toujours pas de réponse à la question que je me pose : pourquoi tout ça plutôt que rien ?