Démêler ce qui se passe dans l'arrière boutique de Monsieur Scorpion est à peu près aussi simple que de faire une partie de pétanque par une nuit sans lune sur le pont d'un navire. On ne perçoit de lui que des hologrammes trompeurs que nos fantasmes assimilent, dans le registre de l'inquiétant, à l'ombre de Nosfératu ou au Fantôme de l'Opéra.

Halte aux légendes

Charmeur ou serpent, Monsieur Scorpion fascine jusqu'à tirer parti de la plus inquiétante réputation. Voyez-le agir : il serait capable de revenir sur les lieux du crime avant le crime, rien que pour égarer les enquêteurs.
Certains astrologues, versés dans l'ésotérisme, prétendent que son ange gardien aurait les ailes noires et la queue fourchue. Qu'en savent-ils, à moins d'être eux-mêmes Scorpions ? Relisez Rimbaud, Une saison en enfer : "On voit son Ange, jamais l'Ange d'un autre".
Et en amour, que ne dit-on pas de lui ! Qu'il crée volontiers des liens très spéciaux, de ceux qui laissent des traces aux chevilles et aux poignets.

Un être attachant

C'est vrai qu'il est attachant. Mais est-ce une raison pour imaginer plus de cuir chez lui que chez le maroquinier? Avec lui, les femmes n'auraient d'autre solution que de céder sans combattre, sans même le secours de la divine providence. Aucun vade-retro qui vaille, sauf à mettre un exorciste derrière chacune de ses victimes en puissance.
Tout cela, on le sent, est bien exagéré.

C'est pourtant ainsi que se forme, autour de monsieur Scorpion, une conspiration de fables, une fermentation de ragots, un tel climat qu'il devient difficile d'évoquer le Signe sans en respirer les émanations délétères.

Un hyper sexué

Pourquoi diaboliser ainsi monsieur Scorpion ? Tout simplement parce qu'il est hyper sexué. Ça dérange, voilà tout. Exposez-vous à ses effusions et à ses profusions, vous en saurez autant sur les volcans en activité que l'âme d'Haroun Tazieff.
De tout le Zodiaque, il est le Signe qui vous garantit les nuits les moins dormantes. Ce nyctalope a perpétuellement les sens en éveil. À croire qu'il détient le secret de l'obscurité fluo. Persécuté, votre sommeil se réfugiera là où il peut, dans le moindre espace du petit matin.
Si vous supportez mal, efforcez-vous de canaliser ses énergies vers des activités sportives. Dans certains cas, ça réussit. Dans certains cas seulement…

Ce jour là…

Il est vrai que monsieur Scorpion est le lieu géométrique des cas particuliers. Rien ne saurait être banal avec lui. L'aventure qui suit peut vous en fournir une illustration.

Nous étions, ce jour, là réunis avec Mose chez l'astrologue Krista Leuck. Nous préparions un ouvrage sur le Scorpion que Mose devait illustrer. Vaisseau Fantôme est le nom de code que nous avions adopté pour cet inquiétant signe d'eau. Il nous fallait d'abord convenir d'une stratégie d'abordage. L'expédition s'annonçait semée d'embûches:
— Attention, nous allons naviguer dans des eaux hérissées de rochers pointus.
— Le récif du cliché nous menace.
— Évitons surtout de robotiser le portrait.
— Ne cédons pas aux tentations d'un expressionnisme sombre…
Nous le savions : tout ce qu'on peut saisir du Scorpion menace de trahir. Car le Scorpion n'est rien d'autre que ce par quoi il nous échappe. (Formule dont nous étions assez fiers, mais qui ne faisait guère avancer le chmilblick).

Une méthodologie commençait pourtant à se dégager. Pour mieux disséquer monsieur Scorpion de la plume et du crayon, il fallait l'observer sur le vif. Réunir un plateau représentatif du Signe et en plonger les captifs dans un psychodrame, parce que psycho et drame sont des mots qui les concernent.

L'action se situerait dans un décor passionnel. Une histoire de meurtre. Mobile : la jalousie. Nous pourrions mettre en scène un Freud, un Hercule Poirot, une Mata-Hari, un gourou, un homme grenouille, un Grand Albert et le chœurs des petits chanteurs à la croix-de-bois-croix-de-fer-si-je-mens-je-vais-en-enfer...

Le visiteur du soir

Bref, la réunion tournait au délire et nos élucubrations allaient bon train lorsqu'un coup de sonnette les interrompit. (Une malchance dont nous allions bientôt mesurer l'ampleur.) Le voisin de palier venait jouer les envahisseurs, le panier sous un bras et, au bout de l'autre, un index qui en désignait le contenu. Il nous dit que c'est cadeau et soulève un linge blanc comme un suaire pour dévoiler un curieux assortiment de champignons."Cueillis du matin même, précise-t-il… Des comme ça, vous n'aurez peut-être pas l'occasion d'en goûter deux fois…"
Nous avons tous clairement perçu le point de suspension et nos regards se sont rivés sur la cueillette, orgueilleux assortiment des mycoses du terroir, selon les propre termes de notre mycologue.

Qu'il s'agisse d'une offre comestible ne nous fait pas bondir d'allégresse.
— Rassurez-vous, je vous les prépare moi-même. À la provençale. J'ai apporté l'ail et les échalotes.
Que l'ail éloigne les vampires, ne suffit pas non plus à dissiper nos craintes, mais notre visiteur du soir ne cesse de sourire jusqu'aux canines et de se répandre en "rassurez-vous !".
Ce qui n'empêche pas le chat de s'esquiver. Ne dit-on pas que ces petites bêtes ont un sixième sens ?

Nous devons maintenant admirer les plus beaux spécimens du panier:
— Rassurez-vous, je les connais bien. Voyez cette volvaire soyeuse — innocente réplique des lugubres amanites —, l'absence de collerette doit suffire à vous tranquilliser. Une délicieuse rareté!
Des phalloïdes aux vaginées, le rassurant voisin a toujours de bonnes raisons pour prêcher la sérénité. L'un de ces délices ne serait pas hallucinogène dans nos contrées. L'autre cesserait d'être mortel dès que nous l'aurions cuit...

Le Banquet sans Platon

Pour accompagner tant d'inoffensives merveilles, autant convier les survivants : avant de passer à table, Krista nous a remonté de la cave ses deux ultimes exemplaires d'un grand cru prestigieux. Le genre de bouteille qu'on ne lègue pas volontiers à sa succession et qu'il vaut mieux boire sans attendre l'heure des derniers sacrements. De quoi vous réchauffer le cœur en vous ravivant les espoirs de longévité.

Cette contribution aidant, notre convive s'engage sur les chemins de la confidence. Il nous révèle sa passion pour les jeux de rôles. Et le dîner se trouve bientôt pimenté du récit de ses expériences.
Il avait trouvé un emploi à la démesure de sa libido. Il avait fait revivre un fou du sexe, encore plus Sacher que Masoch, plus pervers que le Divin Marquis et plus trousseur que Don Juan et Casanova réunis.
S'ensuit un diaporama de détails à faire se dresser les champignons dans l'assiette. Fresques de frasques à vous pervertir le Dauphin et dont nous préférons lâchement abandonner l'évocation au crayon de Mose.
Difficile de reconnaître, dans cet étrange discoureur, le petit homme entré peu avant, quasi dérisoire avec son panier.
Il a soudain pris une autre dimension.
Il n'en est pas moins demeuré affable, insistant pour nous réserver le plus rare de sa friture. Nous avons beau le presser de partager avec nous, rien n'y fait. Ce diable de voisin a décidément le cœur sur la fourchette. Mais nos fourchettes à nous demeurent boudeuses. Elles manquent d'appétit. Puisse le ciel nous gratifier d'une petite panne de courant ! On entendrait alors les cliquetis restituer à la générosité du plat le contenu d'une assiette hésitante. Hélas ! le Service Public, s'il nous doit plus que la lumière, ne nous accorde pas cette complicité.

Comme au château

Ne devrait-il servir qu'une fois, l'art de déguster les champignons fait partie d'une tradition à laquelle notre convive tient à nous initier.
D'abord se préparer le palais. Lever son verre et, d'une main experte, faire tournoyer le précieux incarnat. Voilà ! Maintenant, humez ! La jointure des lèvres se hausse alors jusqu'à la narine comme pour mieux indiquer aux arômes le chemin à suivre. On se croirait au château d'Avanton lors d'une soirée d'œnologie, mais avec interdiction de cracher juste après. Ici on ne crache rien, surtout pas les champignons.
Ce cérémonial interrompt un instant nos simulacres de mastications. Car, pour tout avouer, nos mâchoires ont jusqu'alors fonctionné à vide.

Après une savante gorgée, le Grand Prêtre montre l'exemple en piquant un échantillon dans son assiette et lui fait entreprendre la même ascension que le verre.

In cauda venenum

Mais cette fois la moue tarde à monter au nez. Le geste de l'officiant infléchit sa course et le champignon immolé sur sa fourchette amorce un tour de table en forme de point d'interrogation :
— Vous ai-je dit que j'étais né sous le Signe du Scorpion?

La voix parait soudain plus sourde et la surprise nous fait déglutir ce que nous venons, imprudemment, de nous aventurer sous la dent.
Écho du lustre qui, du coup, marque un petit hoquet d'extinction.

In cauda venenum : ça veut dire en latin qu'avec le Scorpion tout se met à très mal commencer au moment précis où tout allait bien finir. Enfin, c'est ce qui se dit. Habituellement, nous en rejetons l'idée, mais, cette fois, le doute et l'anxiété avancent main dans la main.
Il nous faut cependant conserver une contenance. Alimenter une conversation qui ne court, elle, aucun risque à ne se nourrir que de nos propos. Bref, éviter qu'un ange passe : on ne sait jamais lequel !

Un bien étrange Marius

Par diversion et par souci d'enquête, notre curiosité en revient aux jeux de rôles. Ça consiste en quoi, exactement? Choisit-on son rôle ou bien se le voit-on attribuer? Est-il vrai que les Scorpions sont des adeptes de choix pour ce genre d'exercice ? Où donc s'arrête la simulation?
Réponses précises de notre spécialiste. Oui, ce jeu a la faveur de mon Signe. Non, la simple simulation ne peut indéfiniment satisfaire. Le passage à l'acte est même fréquent. Suivent quelques exemples qui semble inspirer l'imaginaire de Mose. On le voit crayonner sur son carnet de croquis. (Et pourtant, n'a-t-il pas coutume de dire "J'en ai plein le vécu de mon imaginaire")
Une fois de plus, rassurons-nous, notre Scorpion nous informe qu'il a depuis peu abandonné les pompes et les oeuvres de l'érotomane débridé pour une toute autre identification. Il incarne désormais Marius Besnard.

Il en est presque toujours ainsi avec le Scorpion. Ce drôle de vivant n'a pas besoin de mourir pour connaître les surprises de la métempsycose. On ne sait jamais sous quelle forme il va ressurgir. Vous le quittez en Dr Jekill et vous le retrouvez en Mr Hyde. Le Scorpion ressemble à son portrait chinois. Il eût été troglodyte en un Signe de terre, vampire en Signe d'air, phénix en Signe de feu et devient batelier du Styx dès que vous le rendez à son Signe d'eau.

Mais qui donc était ce Marius Besnard ? Nul n'osera s'avouer en flagrant délit d'ignorance. Nous préférons demander à notre hôte s'il a déjà des projets pour un après Marius. — Après, je ne sais pas trop... Tout dépendra de la tournure des événements. Peut-être l'Amazonie, dans le rôle d'un bûcheron...
Et chacun d'admirer. Toujours prêts à se reprogrammer, ces Scorpions ! Krista prend des notes... Mais pourquoi l'Amazonie ? Sur ce point, aucun d'entre nous ne détient encore le moindre élément de réponse...

Seul le chat s'en était douté

Le repas s'achèvera dans une convivialité chaudement redevable à l'âme de la vigne. Notre hôte vient de prendre congé lorsque le chat réapparaît, miaulant et se frottant contre nos jambes. Ces petites bêtes vous adorent et seraient très affectées de vous voir quitter prématurément ce monde. Mais nous sommes trop occupés pour lui retourner son affection. Le nez dans une encyclopédie, nous cherchons à y découvrir l'identité de ce mystérieux Marius.

BESNARD Marius : Apothicaire mycologue devenu empoisonneur. Sur le point d'être démasqué, il trouva refuge dans la forêt amazonienne.

Impossible de vérifier si Marius Besnard était vraiment Scorpion. Mais, pour nous, ça ne fait aucun de doute.
Nous marquons la page de l'encyclopédie avec le petit papier sur lequel Krista, au cours du dîner, avait discrètement jeté quelques notes :

Bien faire le parallèle entre les Scorpions et les champignons. La plupart sont délicieux mais certains sont fatals...
Pour le bouquin, s'assurer du Signe de l'éditeur.
Chapitre un peu long. Raccourcir en supprimant l'entrée et le dessert...