C’était là-bas, à l’occasion de cette figuration dans Mireille qu’elles avaient faite, Mathilde et elle, ainsi que d’autres élèves du lycée. Quand Mathilde l’avait vue dans son costume de paysanne, avec son maquillage de scène, elle avait été émerveillée par sa beauté, pour ses longs cheveux noirs et la blancheur de sa peau. On n’aurait pas pu dire hélas que la réciproque était vraie. La pauvre Mathilde, avec son nez qui trempait dans son verre quand elle buvait, avait l’air déguisée. Lucie prenait toujours un malin plaisir à la torturer, à se moquer d’elle. Pourtant elle l’adorait. Mais elle devait être jalouse d’elle au fond, secrètement, jalouse de ses parents, de ce père peintre dont on disait qu’il était connu. Un jour Mathilde lui avait montré un grand tableau dans la vitrine de la galerie Romanet et elle lui avait dit : « - Tiens regarde, c’est de mon père. Moi aussi je veux faire de la peinture plus tard. » Cette confidence l’avait profondément frappée. Elle qui était nulle en dessin ! Mais Mathilde était très douée, elle lui avait montré les portraits qu’elle avait fait de leurs professeurs au lycée. C’est incroyable ce qu’ils étaient ressemblants ! On les reconnaissait tout de suite. Lucie aurait tout donné pour avoir ce don, mais ça lui paraissait impossible.
Peu de temps après Mathilde lui avait proposé de venir chez elle pour lui montrer les peintures qu’elle faisait et un dimanche elle avait découvert pour la première fois cette villa toute blanche, noyée dans la verdure où elle devait retourner tant de fois par la suite. Le père de Mathilde, était en train de peindre dans son jardin, debout devant son chevalet, un canotier sur la tête. Il avait un fin collier de barbe et en les entendant arriver il s’était retourné vers elles comme s’il se demandait ce qu’elles lui voulaient et puis il avait fini par lui dire : « - Ah ! Mademoiselle, vous êtes sans doute l’amie de ma fille ! » Et comme il ne trouvait plus rien à ajouter il s’était remis à son travail. Derrière lui, un peu plus loin, une femme en robe noire à petites fleurs blanches rangeait des pinceaux dans un pot de terre cuite. « – Maman, je te présente, ma camarade Lucie, dont je t’ai parlé. – Enchantée Mademoiselle. » C’était une femme de petite taille mais qui se tenait toute droite, l’air sévère et triste. Tout de suite on comprenait de qui Mathilde tenait son nez. « – Viens, suis-moi. Je vais te montrer ma chambre. – Faites attention à ne pas tout mettre en l’air. – Non, non !… » Lucie avait été éblouie par la maison. À l’intérieur il y faisait frais grâce aux volets que l’on maintenait fermés en permanence et il y avait des tableaux partout, qui recouvraient les murs jusqu’au plafond, appuyés sur les meubles, posés sur des chaises ou par terre. Le sol, en dalle de terre cuite était maculé de peinture. Il y avait aussi une foule d’objets hétéroclites sur des étagères, des consoles, des tabourets, une mandoline, des masques de carnaval, des éventails, des vases en pâte de verre et une grande pendule en écaille qui ressemblait à un château gothique. Sur un paravent chinois un grand châle espagnol aux franges de soie noire trainaient jusque par terre.
« - Viens dans ma chambre. Je vais te montrer mes peintures. » La chambre était située à l’étage au dessus. Une petite fenêtre masquée par un rideau de dentelle projetait une ombre mouvante sur le mur blanchi à la chaux. Le sol était recouvert de petites tomettes rouges hexagonales, cirées comme du cuir et il n’y avait pour tout mobilier qu’un lit recouvert d’une couverture en cachemire, une commode sur laquelle éclatait un énorme bouquet de fleurs et un fauteuil à bascule en osier. « - Ce n’est pas ici que je travaille, mon atelier est au dessus. Mais je vais te montrer mes dessins. » Elle avait ouvert un grand carton appuyé au mur qui contenait un grand nombre de dessins de tout format séparés les uns des autres par des feuilles de papiers de soie. Elle les avait extraits un par un du carton en les regardant avant de les lui montrer. Le premier était un portrait de son père avec son mince collier de barbe. Il avait un regard plein de douceur, indulgent et un peu triste et il était criant de ressemblance. Les autres, elle ne les connaissait pas, des parents sans doute, des amis à elle. L’un des portraits représentait une femme assise à côté d’un seau, un balai à la main et Mathilde lui expliqua que c’était madame Gimenez, la femme de ménage. « - Mais enfin comment arrives-tu à faire cela ? – Je ne sais pas, ça me vient tout seul. » Il y avait aussi des bouquets peints à l’aquarelle, comme celui que l’on voyait sur la commode. « - Celui-ci, je n’ai pas encore commencé à le peindre, il faudra que je m’y mette avant qu’il soit fané. – Mais tu dois y passer un temps considérable. – Oui. En fait, je ne fais pas grand chose au lycée. Tu as vu mes notes ! Et encore ce n’est pas tout. Viens, je vais te montrer mon atelier. » Elles étaient montées sur la terrasse. Là, c’était une fulgurance de lumière impitoyable dont le bourdonnement continu des insectes semblait la concrétion invisible. Les fientes d’oiseau faisaient une croûte blanche sur les dalles brûlantes, une cheminée courte et carrée était recouverte par une grosse plaque de verre dans laquelle jouait un arc en ciel. Au fond de la terrasse était dressée une cabane, ou plutôt une sorte de serre, dont les parois étaient en vitres. « - C’est là. » À l’intérieur, la chaleur était insupportable. Il régnait une odeur écoeurante d’huile de lin et d’essence de térébenthine. Des draps disposés à la diable ménageaient tant bien que mal quelques zones d’ombre qui paraissaient autant de gouffres. « - C’est l’ancien atelier de mon père, lui expliqua-t-elle, mais il était trop petit pour lui alors il s’en est fait construire un autre au fond du jardin et maintenant c’est moi qui en profite. » Des toiles étaient posées à l’envers un peu partout. Quand elle en retourna une Lucie fut saisie de surprise : elle était très différente de ce qu’elle avait vu dans sa chambre. C’était le portrait d’une femme nue, violemment coloré, allongée sur des coussins. Les autres toiles étaient du même acabit, elles représentaient toutes des corps de femmes généralement peu séduisants, trop gros ou trop maigres, poitrine tombantes, fesses flasques, tordus dans des poses disgracieuses. Lucie n’osait pas lui dire qu’elle trouvait ça hideux mais quand elle lui demanda qui étaient ces femmes elle lui répondit que c’était les modèles de son père dont elle faisait des croquis derrière lui pendant qu’il les peignait. Ensuite, dans son atelier à elle, elle refaisait le tableau de mémoire à sa manière. « - Et il me dit que je suis plus douée que lui, que j’ai un sens qu’il n’a pas. Quand j’aurai fini le lycée il m’a promis que j’irai à Paris pour prendre des leçons et il me fera une lettre pour que j’aille montrer mes oeuvres à Picasso. » Lucie avait été profondément troublée en voyant ces toiles qui avaient provoqué en elle un malaise qu’elle ne comprenait pas. Toutes ces femmes étaient dérangeantes, obscènes, non tant par la provocation que représentait leur posture et leur nudité que du fait de leur laideur tout simplement. Ces chairs jaunes, rouges, ocres ou verdâtres ressemblaient à de la viande de boucherie. Mathilde avait bien ri quand elle l’avait vu sursauter au moment où elle lui demandait si elle voudrait bien poser pour elle. « - Mais pas pour ça, voyons ! pour faire ton portrait comme ceux que tu as vus en bas ! – Et il sera aussi ressemblant que les autres ? - Mais oui, naturellement. - Alors viens vite. Je veux essayer tout de suite. » Et elles étaient redescendues, retrouvant une lumière plus douce et une température plus supportable et Mathilde avait sorti de ses tiroirs tout un assortiment de crayons comme un chirurgien qui prépare tranquillement ses instruments et puis elle lui avait dit de s’asseoir devant la fenêtre à contre-jour, avec le rideau de dentelle derrière elle, et elle lui avait elle-même dénoué les cheveux qui étaient retombés sur ses épaules. Lucie se laissait faire voluptueusement. C’était la première fois que quelqu’un s’occupait d’elle ainsi et elle découvrait des sensations entièrement nouvelles. Ensuite Mathilde s’était assise sur le lit, en face d’elle, son carton à dessin sur les genoux et elle avait commencé à la regarder longuement en silence. Lucie soutenait son regard, ce regard qui plongeait tranquillement dans le sien et qui n’était animé d’aucun sentiment particulier, d’aucun autre désir que celui de capter son essence. Elle y consentait, se laissait faire. Ce regard était comme une caresse froide. À cet instant elle aurait aimée être nue. Dans le silence de la chambre elle n’entendait que le bruit que faisait le frottement du crayon. Parfois Mathilde balayait la feuille d’un revers de main comme pour en chasser ce qu’elle venait d’y créer et Lucie chaque fois en frissonnait comme si c’était une part de sa personne même qu’elle avait effacée. Que resterait-il d’elle au terme d’un tel dépouillement ? Elle tâchait désespérément de deviner sur le visage de Mathilde les sentiments qui l’animait mais ce visage était devenu impénétrable, énigmatique comme celui-là même du destin. Son regard n’exprimait rien d’autre qu’une extrême attention dépourvue de tout jugement, de toute émotion. Et Lucie avait sentie alors monter en elle quelque chose qu’elle n’avait jamais connue auparavant et qui aurait pu s’apparenter à de la jalousie. Au fond, se disait-elle, je ne suis rien de plus pour elle qu’un modèle, rien de plus que cette madame Giménes avec son seau et son balai ou ce bouquet posé sur la commode et il n’y aucune chance que je sois pour elle autre chose car elle ne me voit plus comme une personne. De tout son être tendu elle tentait désespérément de s’imposer, réduite hélas à l’impuissance par la nécessité de rester immobile. Et elle tentait de faire de cette immobilité une force, l’imposant comme un acte de résistance, une façon de s’affirmer elle-même contre l’œuvre en train de se créer. Mais entre l’œuvre et elle la lutte était inégale car il viendrait inévitablement le moment où Mathilde lui dirait qu’elle avait fini et qu’elle pouvait bouger et où l’œuvre achevée entrerait alors dans un autre temps qui excédait celui de la vie humaine.
Lucie revoit le dessin suspendu au dessus du buffet. Il s’agit bien de ce même portrait que Mathilde avait fait d’elle ce jour-là. Au retour de la Marquise de Sévigné c’est la première chose qu’elle a regardée. Elle aurait été incapable de dire combien de temps cette séance de pose avait durée. À la fin Mathilde avait ri et elle lui avait dit : « - Mais ne reste donc pas comme ça ! Tu peux bouger maintenant. Regarde, tu n’as même pas osé ciller, tu as des larmes plein les yeux ! » Et elle lui avait prêté un mouchoir pour les essuyer. Sur le dessin le regard de Lucie est totalement vide, et il semble se poser sur elle comme le regard d’une aveugle. Elle comprend maintenant pourquoi Mme Pons est passé devant sans le voir. Comment pourrait-on deviner que c’est elle qui est représentée sur ce portrait ? Et soudain une violente envie d’écrire à Mathilde la prend, une envie à satisfaire toutes affaires cessantes. Mathilde qu’elle n’a pas revue depuis quarante ans ! Philippe lui a dit qu’elle habitait Dunkerque, il n’y aurait donc qu’à aller à la poste demain consulter l’annuaire. La chose est tellement facile ! Et si elle découvrait son nom tout simplement, à sa place alphabétique ! Maillet Mathilde, suivi d’un nom de rue, un nom quelconque, ordinaire… Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait avant, c’était tellement facile !… Elle prend aussitôt une feuille de papier dans le tiroir du buffet et écrit : Ma Chère Mathilde, puis trouve la formule déplacée, à la fois trop banale et peu conforme à la situation. La dernière fois qu’elles se sont vues c’était il y a quarante ans, devant l’entrée de l’hôpital Maillot. Elles n’avaient échangé que deux mots : « - Que fais-tu ici ? – Je suis venu donner mon sang. Et toi ? Mon père a été blessé dans un attentat mais son état est sans gravité. » Là encore le télescopage de leur drame privé avec le drame que vivait leur pays avait brouillé les cartes. Que se serait-il passé si elle était restée, si les autres n’avaient pas dû partir eux aussi quelques mois plus tard, dispersés aux quatre vents ? Les passions se seraient sans doute apaisées. L’été suivant ils seraient retournés à la plage ou à la piscine comme avant et tout aurait continué…
NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger
Rideau (13) (de Pierre Danger)
mercredi 10 octobre 2007. Lien permanent Pierre Danger - Parlier › Rideau (de Pierre Danger)- Roman
La première fois que Lucie était montée sur scène, elle avait douze ans.