Le lendemain en effet elle était allé à la poste consulter l’annuaire de Dunkerque et elle avait appris que Mathilde Maillet habitait au 23 Quai d’Angleterre. La simple apparition de son nom lui avait fait un étrange effet. Elle avait d’abord été tentée de téléphoner mais non, impossible ! Il valait mieux écrire. Mais pour lui dire quoi ? qu’elle avait revu Philippe et que c’est ce qui lui avait donné cette envie de reprendre contact avec elle ? Mais savait-elle qu’il était malade et qu’il allait peut-être mourir ? Lucie n’a jamais très bien compris les relations de Mathilde avec Philippe. Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre les derniers temps, au moment des répétitions d’Antigone pendant que Lucie continuait à voir Richard en secret sans qu’ils ne se doutent de rien. Richard lui avait fait promettre solennellement de garder le secret. C’était une condition indispensable, lui expliquait-il, pour qu’il parvienne à faire d’elle une véritable femme. L’ascendant qu’il prenait sur elle était considérable. Il l’initiait à des pratiques qu’elle trouvait répugnantes, des postures obscènes, dégradantes auxquelles elle se soumettait sans y prendre plaisir dans le seul but de lui montrer qu’elle n’était pas de celles qui se dérobent. Et le plus étrange c’est qu’il ne semblait pas y prendre de plaisir lui non plus. Il en parlait comme autant d’actes initiatiques indispensables, disait-il, à l’accomplissement de son dessein. Il s’y livrait avec un sérieux impavide et elle avait eu du mal parfois à ne pas rire en voyant l’expression extatique qu’il prenait dans ces moments-là. Elle en éprouvait du dégoût mais aussi une certaine fierté d’atteindre ainsi aux derniers degrés de la dépravation. Quant à lui, il affectait un comportement de pédagogue, gardant ses distances, refusant de s’abandonner à des manifestations de plaisir qui auraient été pour d’autres l’expression d’une virilité triomphante. Au contraire, lui expliquait-il, la rétention de ces phénomènes vulgaires par lesquels la nature nous met au service de ses desseins est une forme supérieure de domination de soi qui n’est pas donnée à tout le monde. Le résultat c’est que, frustrée dans son corps et dans son âme, au bout de quelques semaines elle était tombée follement amoureuse de lui. Il lui prescrivit alors de se satisfaire solitairement, ce qu’elle fit pour la première fois de sa vie, découvrant ainsi un plaisir dont elle n’avait jamais eu idée jusqu’ici mais auquel elle se livrait en pensant à lui et en pleurant de rage. À bout de forces, elle le suppliait d’accéder à ses désirs, mais la règle était immuable : le moment venu il la laissait toujours seule. « - Et maintenant il faut que tu dormes, disait-il. À demain pour le petit déjeuner. » Elle scrutait dans le silence de la maison les bruits les plus infimes pour savoir ce qu’il faisait. Mais elle n’entendait que le son des grillons. Ah ! ces grillons, elle avait fini par les détester, ils symbolisaient pour elle sa solitude. Que faisait-il ? Où allait-il dormir après l’avoir quittée ? Dans la chambre de son père ? mais elle était fermée à clé. Dans celle de sa mère ? Celle-ci était toujours aussi charmante avec elle, incurablement superficielle et légère. Elle ne faisait jamais la moindre allusion à leurs relations comme si c’était une chose naturelle et sans importance. Quant à son fils, elle le traitait comme un enfant. Lucie s’émerveillait de ce naturel et de cette simplicité. Que ne connaissait-elle elle-même la même complicité avec ses parents ! Mais elle soupçonnait que ceux-ci avaient parfaitement compris ce qui se passait entre Richard et elle et qu’ils s’en arrangeaient pour la seule raison que Richard était riche. Ce sont des « gens bien », disait sa mère. Comment aurait-elle pu rêver que sa fille, la fille d’un petit droguiste de la rue Bab-el-Oued, épousât un jour un fils d’architecte ? Car c’est cela qu’ils avaient dans la tête évidemment ! Lucie avait honte pour eux. D’autant que cet espoir était absurde. Rien ne pouvait le laisser espérer. C’était sa mère sans doute qui s’accrochait le plus à cette idée. Son père se contentait de souffrir de ce qu’il était amené à supporter et qui contrevenait à tous ses principes, en bon calabrais qu’il était, quand elle leur annonçait qu’elle ne rentrerait pas de la nuit, même si le couvre-feu était un bon prétexte pour justifier, quand on sortait, de ne revenir que le lendemain. Il baissait la tête simplement, sans rien dire, et sa mère la suppliait d’être prudente. « - Tes camarades te ramèneront au moins ? – Oui, oui, ne t’en fais pas. » Car il était toujours question de ses « camarades », comme si Philippe et Mathilde étaient aussi de la partie, fiction qui arrangeait tout le monde.
Les malheureux camarades en question ignoraient cependant du tout au tout ce qui se passait dans leur dos. Il s’était créé de ce fait entre Philippe et Mathilde, comme par une sorte de réaction inconsciente, une complicité nouvelle justifiée par le travail qu’ils menaient ensemble car Philippe avait demandé à Mathilde de faire les costumes d’Antigone et il y attachait beaucoup d’importance pour faire ressortir le sens qu’il voulait donner à sa pièce. Ils en discutaient tous les deux pendant des heures tandis que Richard et Lucie allaient se baigner de l’autre côté du môle. Mathilde apportait des cartons dans lesquels elle avait mis ses esquisses et ils les commentaient interminablement. Ils s’étaient investis l’un comme l’autre dans ce projet avec un enthousiasme qui était sensiblement différent de la distance que gardaient Richard et Lucie à son égard, Lucie parce qu’elle n’arrivait pas à croire au talent de Philippe et que, comme d’habitude, elle trouvait sa pièce passablement ennuyeuse, et Richard parce que la dégradation de la situation dans le pays lui semblait laisser peu de place à des activités culturelles et qu’il se consacrait à la politique, militant activement dans des associations plus ou moins clandestines qui étaient en train d’organiser ce qu’ils appelaient la « révolution nationale ».
Les événements en effet s’enchaînaient à un rythme de plus en plus rapide et il semblait que plus personne ne pouvait plus en maîtriser le cours. Chacun se laissait emporter par la débâcle sans avoir le temps de se demander ce qu’il allait faire le lendemain. Elle ne pouvait y repenser aujourd’hui sans horreur et se sentait prise de tremblements dès qu’elle s’en souvenait. Les images se brouillaient dans sa tête, sa mémoire fuyait, son esprit se réfugiait dans une sorte de torpeur dont elle ne parvenait plus à s’extraire : ce couloir d’hôpital, son père allongé sur un lit après l’attentat et le ventilateur qui tourne au dessus de sa tête « - Ce n’est rien mademoiselle, il s’en tirera mais il a eu de la chance », sa mère à son chevet récitant des prières « - Mon Dieu, faites qu’il vive ! – Et Ali ? - Il est mort, le pauvre, il n’a pas survécu. », et puis Mathilde croisée par hasard à la sortie de l’hôpital avec ses pansements aux poignets « - Qu’est-ce que tu fais là ? - Je suis venu donner mon sang », et puis cette dernière rencontre avec Philippe le lendemain « - Tu es une fille lamentable ! – Mais enfin pourquoi me dis-tu cela ? », et enfin le départ quinze jours plus tard. Il fallait fuir tout ça, fuir le plus vite possible, s’en tirer, partir n’importe où, après on verrait… Dès que son père était sorti de l’hôpital il avait décidé de tout vendre et de s’en aller même si sa blessure le faisait encore souffrir, il pouvait marcher c’était le principal. Les interminables formalités dans le bureau des douanes, l’odeur du port une dernière fois, les premières lueurs de l’aube une dernière fois, et puis la ville qui s’éloigne, le Boulevard de plus en plus petit, et puis la jetée, là où elle allait se baigner avec Richard. « - Regarde, on voit la piscine. - Tu crois qu’il va faire chaud ?… - Rentrons, j’ai froid. » Sur le bateau ensuite elle avait été poursuivie par des images de son passé qui s’abattaient sur elle en désordre comme un essaim de mouches : Mathilde et elle cueillant des roses chemin Beaurepaire, Mathilde dessinant dans sa chambre, Mathilde lisant, allongée sur son lit, Mathilde dans son jardin… des images du temps où ce pays était encore un pays heureux. Elle se rappelait aussi les grandes discussions qu’elles avaient toutes les deux au lycée sur leur avenir, chacune répétant ce que disait ses parents. Quelques fussent leurs opinions elles partageaient le même amour pour ce pays dans lequel elles étaient nées. C’est peu de temps après qu’avait commencé que ce qu’on appelait « les événements ». Au début rien n’avait changé si ce n’est dans le journal l’annonce des massacres. Des photos circulaient sous le manteau où l’on voyait des cadavres égorgés, des femmes éventrées. C’était la première fois que Lucie voyait des horreurs pareilles. Ces événements marquaient en quelque sorte pour elle la perte de l’innocence. Elle se souvenait de l’émotion de ses parents après les massacres de Palestro, leur indignation, leurs commentaires passionnés. « - Il faut les mater. Montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir. La trique, ils ne connaissent que ça. » Mathilde était d’accord. « - Ce ne sont pas des gens comme nous, tu comprends !… » Et puis le départ de Soustelle, cette foule immense, sur le Boulevard… elle sortant du conservatoire et Mathilde venue la chercher. Il faisait si beau ! On chantait de toutes ses forces : Ce n’est qu’un au revoir mon frère… et tout le monde si content, si joyeux, parce qu’on était là pour exprimer la même colère, crier la même évidence : la vérité finira par triompher…
Ma Chère Mathilde, le passage de Philippe parmi nous hier pour une conférence à l’occasion de laquelle j’ai pu le rencontrer m’a remis en mémoire notre passé lointain. Nous avons parlé de toi et c’est lui qui m’a dit que tu habitais Dunkerque. J’espère que tu ne te formaliseras pas de la démarche que je fais aujourd’hui en t’écrivant. Après tout, ce qui s’est passé est bien loin maintenant. J’aurais pu te téléphoner mais je n’ai pas osé. Contentons-nous pour l’instant de nous écrire si tu consens à me répondre. En tous cas je te supplie de croire à ma fidèle, très fidèle amitié. Tu ne seras pas étonnée de savoir que le portrait que tu as fait de moi est encore aujourd’hui suspendu au dessus de mon buffet et qu’il me regarde pendant que je t’écris. Je t’embrasse et j’attends ta réponse.


NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger