À la Marquise de Sévigné elle n’attendait que lui et il arrive plus tôt que d’habitude, blazer bleu cette fois et foulard jaune. Il s’approche d’elles de son petit pas, hésitant, sautillant, comme s’il avait peur de les déranger, feint de ne vouloir leur adresser qu’un petit mot en passant tout en se dirigeant vers sa table : « - Alors, Mesdames, j’espère que vous avez passé une bonne soirée. – Est-ce que vous nous avez vu ? – Je crois que je vous ai aperçues. » C’est bien ce que je pensais ! se dit Lucie. Mais lui paraît ravi, il les regarde avec attendrissement. « - J’ai tout de suite senti que vous étiez musiciennes. Je suis tellement heureux d’avoir joué devant vous ! » Il s’adresse aux deux femmes à la fois mais ne regarde que Mme Pons. Il a remarqué la façon dont elle l’applaudissait, c’est évident. Les hommes sont ainsi, il suffit de les flatter. « - Mais asseyez-vous avec nous je vous en prie. » Mme Pons a écarté une chaise. Jean, le garçon, s’est aussitôt précipité comme s’il attendait cela depuis le début. L’autre minaude, feint de résister pour la forme, puis se laisse faire : « - Eh bien dans ce cas, c’est moi qui vous invite. Que diriez-vous d’une petite coupe ? » Jean a déjà escamoté la théière. « - J’adore le champagne ! Du meilleur, Jean. » On marque un temps de silence pendant que Jean s’éloigne et que Mme Pons soupire, puis se tournant vers le musicien elle pose le bout de ses doigts sur son avant-bras et murmure en le regardant dans les yeux : « - Vous étiez merveilleux, vous savez, hier soir, absolument merveilleux ! » Lucie le voit rougir jusqu’aux oreilles. Ce qui est attendrissant chez cet homme c’est qu’il appartient à la catégorie des gens incapables de cacher leurs sentiments. Il est heureux à cet instant et cela se voit. Plus jeune qu’il n’y paraît sans doute. Malgré son air démodé il ne doit guère avoir plus de cinquante ans. S’il n’y avait cette alliance à son doigt Lucie jurerait qu’il est célibataire. D’ailleurs il vit seul, c’est une certitude, sinon que ferait-il ici à cette heure ? Veuf peut-être. « - Pardonnez-moi, Mesdames ! je crois que je ne me suis pas encore présenté. Quel goujat je fais !… » Il s’appelle Paolo Moreau. Paolo à cause de l’origine italienne de sa mère. « - D’où venait-elle ? – De Lombardie. – Quelle coïncidence ! Moi, je suis d’ascendance calabraise… » Les coupes arrivent sur la table, on trinque à cette providentielle rencontre. Moment d’effusion presque tendre, stimulée par le picotement des bulles sur le bout de la langue. C’est vrai que l’apparition d’un nouveau personnage dans leur monotone existence est un événement considérable. Lucie se souvient de l’apparition de Richard et de Philippe dans sa vie lors de la fameuse soirée d’anniversaire durant laquelle Richard avait fait le pitre pour les amuser. Depuis la découverte qu’elle avait faite du tableau de Mathilde, quelques temps auparavant il y avait eu comme une gêne entre les deux amies même si elles n’en avaient plus jamais reparlé. Au fond Lucie comprenait que Mathilde n’avait fait que lui renvoyer en pleine figure ce corps obscène et désirable qui était le sien et qui désormais s’invitait entre elles, qu’elles le veuillent ou non, quand elles étaient en tête-à-tête. L’apparition des garçons les avait délivrées de ce malaise. Richard avait le sens du théâtre, maniait le geste et le mot, Philippe aussi à sa manière et à quatre enfin elles avaient recommencé à respirer, à s’amuser. Bien sûr aujourd’hui la situation n’est pas du tout la même. Il n’y a jamais eu aucun trouble entre Mme Pons et Lucie et le corps a toujours été absent de leurs tête-à-tête. Voici qu’il réapparaît au contraire devant cette homme. Elle s’en amuse en observant Mme Pons qui se trémousse sur sa chaise, qui lance tous ses filets en direction de ce Paolo Moreau en blazer à boutons dorés. Il ne manquerait plus que je sois jalouse ! se dit Lucie. Mais non, elle n’éprouve aucune jalousie, elle les regarde avec attendrissement au contraire, s’émerveillant de cette force de la vie qui, à leur âge encore…Mais est-elle donc condamnée désormais à contempler ainsi cette caricature de jeunesse ? Quand elle a écrit à Mathilde pour lui demander de ses nouvelles, ce sont d’autres images qui lui venaient à l’esprit : la découverte de cette toile dans la chaleur insupportable de son atelier, et puis les images de leur dernière rencontre à la porte de l’hôpital Maillot et Mathilde lui disant qu’elle était venu donner son sang. Pourvu qu’elle me réponde, se dit-elle. Demain j’aurai peut-être une lettre.
« - Vous êtes marié, Monsieur Moreau ? » Elle a lancé cela sans y penser pour sortir des banalités. « - Hélas oui ! Madame. Je dis hélas parce que ma femme m’a quitté voici bientôt cinq ans. » C’est bien ce que je pensais, se dit Lucie, il est veuf. « – Vous êtes donc seul. – Non, pas vraiment. – Comment cela ? – Ma femme n’est pas allé bien loin, elle habite à l’étage au dessus. – Mais c’est une situation tout à fait singulière, dites-moi. Comment pouvez-vous ?… - Oh ! notez que je préfère cela. La séparation ainsi est moins douloureuse et nous pouvons continuer à nous voir. C’est que j’y suis resté très attaché, que voulez-vous ! Ma femme est cantatrice, c’est elle que vous avez entendu chanter hier. – Comment cela ! – Oui. Elle est admirable n’est-ce-pas ? – Admirable, absolument admirable !… Mais pourquoi donc vous êtes-vous séparés, si ce n’est pas trop indiscret ? – Pour la raison la plus simple qui soit, elle était tombée amoureuse d’un autre homme, Walter Grossbar, celui qui chantait hier avec elle, et cet homme habitait justement à l’étage au dessus. Il faut dire que cela ne devait rien au hasard. C’est moi qui lui avait loué cet appartement qui m’appartient aussi. Mais je vous ennuie avec mes histoires. Je ne parle que de moi. » Il adore visiblement cela pourtant, que les deux femmes paraissent passionnées par ce qu’il dit. Du coup on commande deux autres coupes. « - Oh ! et puis tenez, Jean, apportez-nous donc la bouteille pendant que vous y êtes !… » On trinque une seconde fois à cette providentielle rencontre. « - Alors, Monsieur, cette séparation, comment l’avez-vous vécue ? N’était-ce pas trop douloureux ? – Ma femme est un oiseau, vous comprenez, un véritable oiseau. Tout est de ma faute, d’ailleurs, je n’ai pas su faire attention. Quand il est venu s’installer au dessus de chez nous j’ai d’abord été enchanté de l’avoir pour voisin. C’est moi qui lui avais procuré cet appartement comme je vous l’ai dit. Je le trouvais très sympathique. Il venait de l’Opéra de Munich. Nous allions souvent chez lui pour parler musique…Quelque mois plus tard, ils chantaient ensemble la Vie de Bohême. Que voulez-vous, on ne peut pas lutter contre ça ! Dès la première fois que je les ai entendus (j’étais dans la fosse, je ne les voyais pas mais je les entendais) j’ai tout de suite compris qu’il se passait quelque chose entre eux. La Vie de Bohême, vous vous rendez compte ! Elle n’a eu qu’un étage à monter. Quand elle a besoin de quelque chose il lui suffit de taper sur le sol. Le plus pénible c’est que je les entends répéter toute la journée. Mais maintenant ça ne me fait plus rien. j’y suis habitué. Nous continuons à avoir de très bonnes relations. – Mais vous n’avez pas été tenté vous-même… – De prendre une maîtresse ? Je ne peux pas, Mesdames. Devant eux, vous vous rendez compte ! C’est ma femme tout de même !… »
Ils ont continué à bavarder ainsi, à se laisser griser par ce plaisir délicieux de s'être rencontrés. Ils savaient déjà tous les trois qu’une amitié venait de naître qui pourrait transformer durablement leur vie. Ils faisaient déjà le compte mentalement, tout en échangeant des propos insignifiants, de tout ce qu’ils pourraient faire ensemble quand ils se connaîtraient mieux : aller au concert, dans les musées !… « - Mais pourquoi ne viendriez-vous pas me rendre visite un de ces prochains jours. Je vous ferai une petite démonstration de mon instrument, leur dit-il. Il y a quelques temps j’aurais invité aussi mon collègue Haffner, le second basson. Pas celui que vous avez vu, hélas. Haffner est mort il y a six mois et je ne vous cache pas que je ne m’entends pas du tout avec son successeur. Avec Haffner nous faisions souvent de la musique de chambre ensemble. Nous vous aurions joué la fameuse sonate de Rossini pour basson et contre-basson. Une petite merveille ! Mais enfin, c’est égal, je vous ferai entendre quelques unes de mes compositions. – Vous composez ! – Oh ! très modestement. Mais la littérature pour basson est si pauvre, vous comprenez !… »
En remontant la rue Faidherbe Lucie et Mme Pons reparlent de leur soirée. « - C’est incroyable tout de même ! Ce pauvre homme, la vie qu’il doit avoir ! » Elles l’ont trouvé adorable, absolument adorable, il a quelque chose d’attendrissant. « - Et dire que nous le prenions pour un représentant de commerce ! - Je me demande si cette ingénuité qu’il affiche n’est pas une feinte qu’il utilise pour séduire les femmes. Avec les hommes, vous savez !… » Lucie croit plutôt à sa sincérité, elle a saisi dans son regard quelque chose qui ressemblait à du désespoir. Elles se quittent donc dans la perspective de cette soirée qu’ils passeront tous les trois ensemble la semaine prochaine puisqu’elles ont accepté de lui faire une visite et qu’ils en ont fixé la date à mardi.

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