Madame Pons respire au même rythme qu’elle, les yeux mi-clos, retenant son souffle aux points d’orgue, émettant de temps en temps un imperceptible gémissement pour signifier le débordement d’un plaisir trop difficile à contenir. « - Le chant, pour moi, c’est comme un orgasme ! » lui confie-t-elle à l’oreille entre deux arias. Lucie, qui n’a jamais su exactement ce qu’on entendait par là, se contente de trouver cette chanteuse passablement ridicule. C’est le basson dans sa fosse qu’elle ne cesse d’observer. Il souffle dans son becquet avec une application attendrissante ; son collègue (un petit rouquin qui a une mine patibulaire) reproduit les mêmes gestes que lui, au même moment, sans que jamais ils ne s’adressent l’un à l’autre le moindre signe de connivence. Quand ils ont un instant de repos ils posent tous les deux en même temps leur instrument entre leurs genoux et tandis que l’un tire son mouchoir pour s’essuyer le front l’autre, le rouquin, reste figé, les yeux dans le vague, dans une immobilité si totale qu’on le croirait métamorphosé en statue de cire, mais au même moment, sur un signal perçu d’eux seuls, ils reprennent tous les deux leur instrument et leurs joues se gonflent pareillement. À quoi doit-il penser à cet instant ? se dit-elle. Au spectacle qui se déroule au dessus de sa tête et qu’il ne peut pas voir ? à nous ? Se doute-t-il que je suis en train de le regarder ? A-t-il cherché à savoir où nous étions placées ?…
Lucie se souvient…quand elle entrait en scène autrefois, au moment des concours de fin d’année au conservatoire, son premier souci était de savoir où s’étaient placés dans la salle les gens qu’elle connaissait et d’abord Mathilde, Richard et Philippe bien sûr car ils étaient toujours là. Elle les repérait à la voix. Aveuglée par la lumière des projecteurs elle entendait le moindre bruit et il suffisait que l’un des trois murmure quelque chose à l’oreille de l’autre pour qu’elle les repère tout de suite et à partir de cet instant elle ne jouait plus que pour eux. Elle devinait leurs réactions, entendait leurs silences, et elle n’avait pas besoin ensuite de leur demander comment ils l’avaient trouvée, elle le savait d’avance. Mathilde était toujours enthousiaste, Richard se répandait en phrases grandiloquentes et plus ou moins ironiques, Philippe restait plus réservé… Et notre basson, à quoi pense-t-il ce soir ? se demande-t-elle. À nous sûrement. Il nous a sans doute repérées. Lui aussi guette nos réactions… Mais non, il a dû nous oublier : il récure consciencieusement le bec de son instrument pendant que son collègue contemple le vide devant lui et que la cantatrice sur la scène s’est lancée dans de vertigineuses roucoulades, soutenues seulement par les arpèges de la harpiste qui ressemble à une autruche tentant de s’envoler. Madame Pons s’est saisie du bras de son amie et lui imprime ses ongles dans la chair pour lui signifier son irrésistible envie de pousser des cris. « - Bravo ! Bravo !… » crie-t-elle enfin quand le rideau tombe ; elle se lève, hurle, agite les bras. Il nous a vues ! il nous a vues !… Évidemment, on pourrait difficilement faire autrement, se dit Lucie, nous devons lui paraître bien ridicules. Et levant la main discrètement elle fait un petit signe vers lui. Le grand lustre dans la salle s’est rallumé, le public commence à refluer lentement vers la sortie. Déjà on retombe dans une morne indifférence. La fête est finie. Retour au quotidien. La bienséance reprend ses droits. Chacun se rassemble en soi-même après ces instants où l’on s’est senti fondre dans le creuset d’une émotion collective et où il a paru possible de s’oublier. Au fond, se dit-elle, le théâtre c’est comme les révolutions, un moment pendant lequel on fait semblant de croire qu’on va pouvoir changer le monde. Elle se souvient du 13 Mai (là-bas, on disait le 13 Mai, comme ici le 14 Juillet). Le 13 Mai avait été une immense représentation théâtrale, une accumulation extraordinaire de morceaux de bravoure avec grands airs, duos, trios et quatuors, une kermesse héroïque où s’était exalté le génie d’un peuple. Dernier feu d’artifice avant liquidation. Car les grandes révolutions sont toujours la fin d’un monde avant d’être le début d’un autre, une assomption en forme de cérémonie des adieux. Elle se souvient de leur professeur d’histoire au lycée Delacroix qui leur disait toujours : « La Révolution Française a été le dernier grand geste du siècle des Lumières. » Le 13 Mai avait été le dernier geste d’un peuple né un siècle plus tôt et qui se croyait éternel. Dans le déballage cataclysmique de tous ces discours qui avaient animé le Forum pendant un mois, elle ne se rappelait que la joie dans laquelle se fondait toutes ces consciences exaltées et le soleil qui brillait au dessus de leur tête et la profusion des drapeaux à toutes les fenêtres. Philippe, au début, ne voulait pas venir parce qu’il était en désaccord, disait-il, avec ce qui se passait et puis il avait fini par faire comme tout le monde. Personne, absolument personne, ne pouvait y résister. Richard au contraire avait été là dès le premier jour. Il était de ceux qui avait pris le Gouvernement Général d’assaut, il était monté dans les étages, avait balancé des machines à écrire par les fenêtres. Depuis quelques temps déjà il s’intéressait de plus en plus à la politique, affirmait des idées extrémistes, militait à Jeune Nation. Cela n’avait pas été sans créer des difficultés avec Philippe qui se définissait, lui, comme un « libéral ». Alors ils se disputaient pendant des heures. « - Tu ne vaux pas mieux que les cocos ! – Tu n’es qu’un facho ! » Mais qu’importaient ces disputes ? Sur le Forum tout le monde s’aimait Il n’y avait plus de bombes, plus d’attentats, les mauresques se dévoilaient, il n’y avait plus que des français, des français à part entière de Dunkerque à Tamanrasset.. Pour la première fois Lucie avait compris que l’histoire se faisait avec des mots. Le Forum était une scène où se jouaient les actes successifs d’un grand drame dont le dénouement se résumerait en une seule phrase : « - Je vous ai compris !… » la phrase providentielle qui résumait en la comblant l’aspiration de ce peuple. Ce n’était donc pas en vain que pendant un mois on avait chanté à perdre haleine du matin au soir et du soir au matin « - C’est nous les Africains qui revenons de loin… », qu’on avait martelé comme une scie les cinq temps d’une unique croyance : Tititi ta ta, Tititi ta ta… sur les klaxons, sur les casseroles, sur tout ce qu’on trouvait qui pouvait faire du bruit. À l’Opéra un chanteur avait interprété une sorte d’hymne qu’il avait composé lui-même sur ce rythme entêtant et il avait été interminablement acclamé : Tititi ta ta, tititi ta ta !… « - Vous avez l’air toute émue, ma chère Lucie, vous êtes comme moi n’est-ce-pas ? La musique, ça me fait un de ces effet !…Regardez, j’en tremble encore. – Est-ce que nous aurons le temps d’aller saluer notre ami ? – Je ne crois pas, la navette est déjà prête à partir. »
Le minibus les attendait en effet à la porte du théâtre. On se pressait à l’intérieur. « - Oh ! Nous le retrouverons certainement demain à la Marquise, il sera trop curieux de savoir ce que nous avons pensé du spectacle. Vous croyez qu’il nous a vues ? » Lucie regarde dehors le grand opéra de la nuit : la mer, le clair de lune. La nature ici vous a toujours des airs de carte postale. Mais n’est-ce pas cela le bonheur ? Du théâtre aussi, un ramassis de clichés. Elle vibre encore au souffle caressant des violons auquel se mêlent les roulades de la cantatrice et les arpèges de la harpe… et puis derrière, au fond de sa mémoire : Tititi ta ta, tititi ta ta…

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