Elle la relit et la trouve ridicule. Que doit-elle penser de moi ? se dit-elle. Elle va se demander ce que je lui veux ! Mais aussi comment renouer un dialogue interrompu il y a quarante ans ! Qu’est-elle devenue d’ailleurs ? Qui est-elle aujourd’hui ? Une vieille femme nécessairement, malade peut-être, vaincue par la vie, car il est évident que ses rêves de gloire ont échoué. Lucie prend la feuille de brouillon, la roule en boule et la jette sur le tapis tandis que Princesse, la petite chatte, lui lance des regards farouches : « - Si tu savais, ma mignonne, ma délicieuse, ce qu’ont été les derniers mois là-bas. Un enfer ! Tout partait en quenouille, comme par un fait exprès, comme si les choses s'accordaient pour nous signifier que l'âge d’or était fini, que notre jeunesse appartenait désormais au passé. En ville on ne pouvait plus circuler. Les attentats, les bombes, les fusillades. L’incendie des Facultés, du port, des cinémas, les gens qui allaient jeter leur voiture dans la mer pour ne pas la leur laisser… Ma Princesse, tu ne peux pas t’imaginer, n’est-ce-pas ? Je courais comme une folle chez Philippe pour savoir s’il avait des nouvelles de Richard. Mais il ne savait pas ce qu’il devenait. Il me disait qu’il était devenu complètement cinglé, qu’il prenait des risques imbéciles pour une cause totalement perdue. Depuis quelque temps on voyait bien qu’il se donnait des airs, il se baladait avec une arme, il jouait au conspirateur, parlait de renverser la République. Il disait qu’on allait liquider la grande Zorah et qu’après tout irait mieux, qu’on allait sauver la Patrie en danger. Il nous traitait tous de planqués parce que nous refusions de le suivre. Quant à Philippe, pour lui, c’était un « coco » définitivement, et il n'y avait plus rien à en tirer. Je crois qu’il aurait pu facilement le descendre de ses propres mains si on lui avait dit de le faire. À ce moment-là tout le monde était devenu fou. Eh oui ! ma petite princesse, ça ne te dit rien tout ça, hein ! C’était notre jeunesse, tu ne m’aurais pas reconnue…On me répétait sans cesse que j’étais belle, que j’étais une reine. Il y avait encore eu un concours au conservatoire, ce devait être le dernier. J’avais joué le rôle de Dona Sol. André Gornès avait enfin obtenu son premier prix dans les fureurs d'Oreste… » Princesse a sauté sur les genoux de Lucie qui s’est assise sur la chaise devant le buffet. Elle lui gratte machinalement le menton tout en continuant à soliloquer. La petite chatte se laisse faire en ronronnant et surveille du coin de l’œil la boule de papier qui est restée par terre et que sa maîtresse continue à titiller du bout du pied. « - Ah ! Princesse, ma petite princesse ! Il y avait de plus en plus de chats dans les rues, là-bas, si tu avais vu ça ! Pas de jolies chattes comme toi, bien propres, bien soignées, mais des chats errants, des voyous de chats avec un œil crevé, une oreille coupée, des chats abandonnés dont les maîtres ne voulaient plus ou avaient été tués peut-être. Et puis il y avait tellement de misère autour de nous qu’on ne la voyait même plus. Dans ma rue ça grouillait de lépreux, d’estropiés, de culs-de-jatte et d’aveugles, et de fous qui erraient à moitié nus en poussant des cris. Ils fouillaient dans les poubelles le soir pour se nourrir. Ma mère allait déposer nos restes sous les arcades. Mais à la fin ce n’était même plus possible parce qu’on se serait fait cueillir comme au ball-trap par n’importe quel tireur embusqué. On entendait les détonations la nuit… » Princesse a renversé la tête en arrière, elle est en extase, elle contracte et relâche ses griffes. « - Ah ! Princesse ! Princesse ! nous devions tous être un peu fous. Moi, tu me croiras si tu veux, la seule chose qui m’intéressait à ce moment-là c’était Antigone ! On allait faire un premier filage dans la cour de l’École des beaux-arts. Pour le rôle de Créon j’avais demandé à André Gornès. Depuis qu’il avait eu son premier prix il croyait qu’il allait conquérir le monde, il s’était lancé dans le projet à corps perdu. Et puis Dominique, le petit Domino devait faire Hémon ! Il était tellement mignon, avec ses grands yeux verts. On avait envie de le caresser, comme toi Princesse. C’était un gros chat lui aussi. Il était en admiration devant André Gornès. Et puis il y avait Anne-Marie Fleishmann qui devait faire Ismène. Ah celle-là !… »
Anne-Marie Fleishmann était aussi blonde que Lucie était brune. Elle était arrivé au conservatoire un an après Lucie. À la fois douce et pulpeuse, un peu languissante. Elle n’avait eu qu’un premier accessit mais cela lui était égal parce que le théâtre ne représentait pour elle qu’un divertissement et qu’elle ne songeait pas à en faire sa carrière. Elle aimait plaire aux hommes, ça se voyait au premier coup d’œil. Mais des hommes ! il n’y en avait pas beaucoup au conservatoire ? Alors elle allait les chercher, disait-on, aux bains Padovani. On l’avait même vu sortir avec des paras. Elle avait beaucoup d’admiration pour Lucie qu’elle jugeait plus talentueuse qu’elle et elle faisait tout pour s’en faire bien voir. Elle l’avait félicité chaleureusement quand elle avait eu son premier prix. C’est pourquoi quand elle lui avait proposé de jouer Ismène elle avait accepté avec enthousiasme. Et le plus surprenant c’est qu’elle n’était pas mauvaise du tout. Un peu lourde sans doute, avec une pointe de vulgarité, mais émouvante tout de même. Elle n’avait aucune idée de ce qu’était la tragédie. Sa mère, d’origine alsacienne, était infirmière et elle n’avait jamais connu son père. Mais elle jouait avec un parfait naturel. « - Tu vois, disait Philippe à Lucie, elle ne fait pas sa Sarah Bernhardt, elle ! » En attendant c’était pour Lucie qu’il avait écrit sa pièce et pas pour Anne-Marie Fleishmann qui ne jouait que le second rôle. Lucie se voyait déjà errant entre les colonnes de la cour à l’École des beaux-arts, comme une somnambule hallucinée, marchant vers la mort en prophétesse inspirée. Elle avait définitivement décidé de faire une carrière théâtrale.. Ce serait son premier spectacle, ensuite elle irait à Paris…Elle ne pensait pas que ce serait si vite.
On faisait lectures sur lectures. C’était la première fois que Philippe entendait son texte joué par des acteurs et on ne savait pas ce qu’il en pensait, il ne livrait pas ses sentiments. Anne-Marie Fleishmann tournait autour de lui pour se faire bien voir, parce qu’il était le metteur en scène mais il ne faisait guère attention à elle, il ne semblait pas sensible à son charme. Mathilde se montrait aimable avec elle, lui expliquait comment serait fait son costume, lui proposait même de venir chez elle pour l’essayer. Quant à Richard on ne le voyait presque plus. Un jour il expliqua à Lucie qu’il ne fallait plus venir le voir parce que ça risquait de devenir trop dangereux pour elle. On aurait pu l’accuser ensuite d’être complice de ce qui se préparait. Elle s’en fichait bien, elle, des risques qu’elle courait ! au contraire ! elle pourrait ainsi lui montrer la force de son attachement. Mais il avait insisté, il paraissait déterminé : « - Je te ferai signe quand ce sera possible. Fais-moi confiance. » C’est à ce moment-là qu’elle avait compris toute la place qu’il avait pris dans sa vie. Elle en crevait de ne plus le voir. Pourtant, les nuits qu’ils avaient passées ensemble lui inspirait toujours un sentiment d’horreur et de dégoût, même si elle était fasciné par ce qu’il exigeait d’elle. Elle s’étonnait de sa capacité à s’y soumettre et cet intense sentiment de satisfaction intérieure qui l’emplissait alors comme si dans l’abjection elle avait réalisé le plus profond de son être, le sens ultime de sa plus authentique vocation. Lui ne semblait pas y prendre d’autre plaisir que celui de la révéler à elle-même. Je suis un « pédagogue », disait-il. « - Tu comprends, ma propre satisfaction ne m’intéresse pas. » C’était tout juste s’ils couchaient ensemble au sens habituel du terme. Parfois elle se demandait même s’il n’était pas tout simplement impuissant et si tout ceci n’était pas une mascarade simplement destinée à le dissimuler. Alors, pour le provoquer, le mettre au défi elle le sommait d’aller jusqu’au bout une bonne fois pour toutes. « - Baise-moi à la fin ! lui criait-elle » mais il se mettait à rire : « - Tu ne voudrais pas que je te fasse un enfant aussi, pendant qu’on y est ! Et puis parle moins fort, ma mère va nous entendre. » Il ne passait jamais la nuit entière avec elle, il arrivait toujours un moment où il disparaissait pour aller dormir ailleurs, avec elle sans doute, elle en était de plus en plus persuadée, elle n’osait pas le lui demander. Et le lendemain matin elle le retrouvait en sa compagnie au petit déjeuner. Mais même ainsi cela valait tout de même mieux que de se passer de lui. Elle n’en supportait pas l’idée. Par ailleurs, il se disait toujours amoureux de Mathilde. Il en était en quelque sorte le soupirant officiel. Il lui écrivait des poèmes, lui tenait des discours passionnés. Lucie n’en ressentait aucune jalousie, cela procédait pour elle d’une sorte de théâtre plutôt sympathique et attendrissant et elle se réjouissait que Mathilde pût ainsi s’entretenir dans l’illusion de plaire à un homme.
Au fond, ce qu’il y avait de paradoxal dans tout cela c’est que ces dernières semaines qui avaient précédé le drame lui apparaissaient à la fois comme un enfer et comme la période la plus heureuse de sa vie. Elle ne voyait plus Richard mais en même temps elle savait qu’un secret les liait et que dès que les circonstances le permettraient elle le retrouverait. Elle lui était plus que fidèle, totalement soumise, et le fait d’en être privée augmentait encore son plaisir parce que cette abstinence mettait à l’épreuve l’authenticité de ce don d’elle-même qu’elle lui avait fait. Elle avait pris l’habitude du plaisir solitaire comme il le lui avait enseigné et s’y consacrait chaque jour, consciencieusement, en pensant à lui, comme un devoir à accomplir mais qui la laissait dans un état de bien-être dont l’effet devait être visible parce que tout le monde lui disait qu’elle avait l’air particulièrement épanouie, ce qui accentuait le contraste avec ce qu’elle exprimait sur scène et donnait une plus grande idée encore de ses talents de comédienne. Sur scène elle exprimait la solitude et le désespoir. Elle devait porter une longue robe noire toute simple, dont la couleur se confondrait avec celle de ses cheveux. Mathilde l’avait dessinée en la regardant jouer. Elle pleurait ce jour-là en l’écoutant. Elle lui avait dit que ce spectacle se donnerait dans le monde entier, qu’il marquerait l’histoire du théâtre (décidemment, elle lui répétait presque dans les mêmes termes ce que lui disait son professeur) et même Philippe avait consenti à reconnaître que ce qu’elle faisait était « très fort ». Son texte à lui aussi d’ailleurs n’était pas mal non plus. Pour la première fois Lucie comprenait ce qu’il voulait dire. C’était un éloge de l’obstination : tenir, envers et contre tout. Antigone symbolisait l’entêtement jusqu’à la folie face à toutes les tentations du renoncement. Et dans le contexte qui était alors le leur, au moment où tout s’en allait à vau l’eau, tout ce qui avait constitué leur vie, leurs convictions, où chacun n’avait plus qu’une seule idée en tête, s’en sortir, se tirer de là le plus vite possible, sa pièce prenait une résonance tout à fait particulière. Au fond ils étaient tous les quatre attelés au même effort désespéré pour résister à l’effondrement de leur jeunesse.

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