Nous ne devons pas partir sans nous revoir, ce serait trop absurde. Nous avons encore tant de choses à nous dire, et moi tant de choses à me faire pardonner. Voilà quatre jours que j’attends ta réponse et je n’ai toujours rien reçu. Qu’est-ce que cela signifie ? Écris-moi, téléphone-moi. Je suis prête à venir jusqu’à Dunkerque pour te voir. (Tu te souviens ? la France de Dunkerque à Tamanrasset !) Mais tu dois me prendre pour une folle. Tu vois, je n’ai pas changé. As-tu gardé la toile que tu avais faite de moi ? tu sais, celle qui m’avait tant choquée. Moi j’ai toujours le petit portrait au crayon que tu avais dessiné dans ta chambre la première fois que j’étais venue chez toi. Tu te souviens ? Il est suspendu au dessus de mon buffet et il est là qui me regarde pendant que je t’écris. J’attends ta réponse avec impatience. J’espère que tu es heureuse et que tout va bien.
Lucie a écrit sa lettre d’un seul jet. Elle la plie sans la relire, la glisse dans une enveloppe, recopie l’adresse qu’elle a notée sur l’annuaire et ressort aussitôt afin d’aller la glisser dans la boite aux lettres qui se trouve en haut de la rue. Il n’y a pas de lune ce soir et la nuit est obscure. Un vague grillon quelque part. Cette fois c’est sa dernière chance. Cette fois si elle ne répond pas elle ne pourra rien faire de plus. Elle aura prolongé de quelques jours la période pendant laquelle elle pouvait encore espérer. À Paris c’était comme ça aussi les premiers temps, mais c’était une lettre de Richard qu’elle attendait. Elle avait tenté de lui téléphoner dès qu’elle avait su qu’elle allait quitter définitivement le pays mais il n’y avait personne chez lui, il n’y avait jamais personne, elle avait bien essayé dix fois ! Elle avait alors téléphoné à Anne-Marie Fleishmann, mais elle non plus ne savait pas ce qu’il était devenu. Cela faisait une semaine qu’on ne l’avait plus vu, non plus que sa mère. Ils étaient morts peut-être. Avec tous ces événements c’était tout à fait possible. Elle était partie sans en savoir davantage en lui laissant un mot à tout hasard pour lui donner l’adresse du petit hôtel où ses parents avaient décidé de descendre, rue Villedeau. Il finirait bien par lui écrire tout de même ! Alors chaque matin elle descendait interroger le gardien : « - Toujours rien ? - Toujours rien, Mademoiselle. » La nuit, en rêve, elle se croyait de nouveau chez elle, à la Croix Bleue, mais le matin en se réveillant elle s’apercevait qu’elle était en réalité dans cette petite chambre qu’elle partageait avec ses parents en attendant de trouver un appartement. Son père avait décidé de prendre sa retraite. Il était trop vieux maintenant, disait-il, et puis il avait été secoué par ses blessures même s’il ne voulait pas l’admettre. Mais ce dont il ne s’était pas remis surtout c’était de la mort d’Ali, son commis, qui avait été tué dans l’explosion, décapité - on avait retrouvé sa tête au milieu de la rue. Il s’en tenait pour personnellement responsable. Et puis il se sentait coupable aussi à l’égard de sa fille. Secrètement il devait regretter que ces événements aient mis un terme à ses relations avec Richard et à cet espoir d’un beau mariage qu’il devait continuer à cultiver en secret. Il ne lui demandait rien mais elle savait qu’il attendait lui aussi une lettre, avec la même impatience qu’elle. Sa mère avait sans doute été plus rapide à comprendre les choses, elle avait fait son deuil de ses illusions et ne reparlait jamais de tout ce qui s’était passé là-bas. Elle avait tenté de renouer avec de vagues parents qu’elle avait à Paris. Lucie se souvient du jour où ils étaient allé les voir. Sa mère avait voulu qu’ils apportent une couronne des Rois parce que c’était le jour de la Chandeleur. Mais la famille leur avait bien fait comprendre qu’elle n’avait aucune sympathie particulière pour ces gens qui venaient demander assistance après avoir fait « suer le burnous ». Les relations n’avaient pas eu de suite.
« - Nous devrions apporter quelque chose, ne croyez-vous pas ? lui suggère Mme Pons. – Un gâteau, peut-être. Vous pensez qu’il aime les gâteaux ? À la Marquise ils ont de délicieuses tartelettes au citron… »
Il leur a dit de venir vers cinq heures et à cinq heures précises elles sont devant chez lui. Un grand immeuble tout blanc qui donne sur la baie. Lucie pense que Mathilde a déjà dû recevoir sa seconde lettre. Cette fois elle ne pourra plus refuser de lui répondre. « - Quelle chance d’habiter ici ! s’exclame Mme Pons. Le soir ce doit être magnifique. – Je ne sais pas, répond Lucie. Moi, je crois que je préfère ma rue, c’est plus tranquille. » Mme Pons en tient pour le front de mer. D’ailleurs elle est prête à tout admirer. Elle s’extasie devant les mosaïques de l’entrée. « - À quel étage nous a-t-il dit, déjà ? – Mon Dieu ! je ne sais plus ! » Mais déjà il est là. Il est descendu à leur rencontre. « - Je vous ai vu arriver de ma fenêtre. Venez, venez, entrez je vous en prie. C’est si aimable à vous d’être venues ! » Il porte une marinière de coton rayée bleu et blanc, un pantalon beurre frais, des mocassins en daim. Tenue d’intérieur. Il marche comme toujours en oblique, moitié tourné vers elle, moitié leur montrant le chemin.
L’appartement est moderne, lumineux, agréablement meublé, entretenu avec soin. Une moquette beige, impeccable, des fauteuils de cuir fauve, quelques gravures au mur qui représentent des paysages de montagne. Sur une table basse, en verre fumé, des bouteilles sont déjà disposées avec quelques assiettes de friandises. « - Je ne sais pas si vous êtes comme moi, Mesdames, moi je préfère le sucré. » Elles lui tendent les pâtisseries qu’elles ont choisies à la Marquise. Il s’extasie. « - Oh ! comment avez-vous deviné ? » Lucie remarque que son visage est marbré de plaques rouges, soit parce qu’il vient de se raser soit que ce phénomène trahisse une émotion qu’il tente en vain de dissimuler. Pourtant il se comporte avec une aisance joviale, leur faisant d’abord admirer le panorama sur lequel s’ouvre la large baie vitrée, puis les invitant à s’asseoir, s’inquiétant des difficultés qu’elles auraient pu rencontrer en venant jusqu’ici. « - Mais finalement, vous savez, ce n’est pas très loin, nous sommes presque voisins. – Quelle chose étrange ! Et dire que nous l’ignorions ! » Il entreprend alors de leur narrer les circonstances qui l’ont amené à se loger ici quand il a trouvé ce poste de premier basson à l’Opéra après avoir passé un an à l’orchestre de Paris. Il venait alors de se marier et c’est avec sa femme qu’il s’était installé dans cet appartement. « - À l’époque je venais de toucher l’héritage de mon père. J’ai pu acheter tout l’immeuble. Rien n’a bougé depuis notre installation. Tous ces meubles ce sont ceux que nous avons choisis ensemble, ma femme et moi.» Il leur parle de l’enthousiasme qui les habitait alors. « - Nous avions l’impression que l’avenir s’ouvrait devant nous. - Combien de temps êtes-vous resté mariés ? – Cinq ans, Madame, exactement cinq ans. Et puis Walter est arrivé (Walter c’est ce chanteur dont je vous ai parlé)… Remarquez, je ne l’incrimine pas. La chose était inéluctable. Songez qu’au bout de cinq ans nous n’avions pas encore d’enfants. C’est de ma faute, je sais bien que c’est de ma faute. Tenez, regardez ce qu’elle m’a écrit quand elle est partie. » Et il sort une lettre de sa poche, comme s’il l’avait reçue la veille, encore dans son enveloppe. Mme Pons s’en empare. Lucie pense à la lettre qu’elle a envoyée à Mathilde. La gardera-t-elle elle aussi dans sa poche ? la sortira-t-elle, elle aussi, pour la montrer au premiers venu ? Et en rire peut-être ! Une lettre une fois parvenue à son destinataire, échappe à son auteur, elle mène une vie autonome sur laquelle on ne peut plus rien et qu’on ne connaîtra jamais. Celle-ci pourtant semble une lettre bien ordinaire. Quand elle y jette un coup d’œil à son tour, elle n’y voit que des formules assez banales qui montrent plutôt quelqu’un qui veut se débarrasser d’une situation embarrassante : Mon chéri, pardonne-moi le mal que je te fais. Nous ne sommes responsables ni l’un ni l’autre…Pourtant il a dû y investir des abîmes de réflexions sur cette lettre, la lire et la relire cent fois, et des années plus tard elle reste là, encore vivante dans sa poche, comme un viatique qui lui permet de traverser sa solitaire existence. Il en a besoin sans doute comme de sentir la présence de sa femme au dessus de chez lui. « - Elle n’a jamais voulu déménager. C’était tout de même un chance que Walter habite ici. Remarquez, ce n’était pas un hasard, c’est moi qui lui avais indiqué cet appartement quand il est arrivé. Il cherchait à se loger et comme je vous l’ai dit j’avais acheté tout l’immeuble, alors je le lui ai loué pour trois fois rien. » Il parle de Walter comme s’il s’agissait d’un ami cher, comme si sa présence lui était nécessaire. D’ailleurs il semble s’inquiéter. Plusieurs fois il s’est arrêté de parler en dressant l’oreille et Lucie comprend qu’il guette les bruits provenant de l’étage supérieur. Au bout d’un moment il confesse qu’il est un peu inquiet parce qu’ils ne sont pas encore rentrés. « - Ils devaient prendre leur voiture. On a toujours un peu peur, vous comprenez. Les routes sont si peu sûres !…» Paolo Moreau, lui, n’a pas de voiture, il n’a jamais été capable de conduire, il est trop distrait. Quelquefois, dans l’orchestre, il oublie de jouer en écoutant les autres. Son ancien collègue l’avertissait toujours au moment d’attaquer, mais le nouveau s’en garde bien, évidemment !… « - Il me déteste, je ne sais pas pourquoi. Je sens qu’il me déteste. » Et c’est ainsi qu’on en vient à parler musique. Paolo vante son instrument. C’est à la fois le plus sensuel, dit-il, et le plus discret qu’on puisse imaginer. « - Souvent on se moque de lui, parce qu’il a un son un peu… flatulent, si vous voyez ce que je veux dire. Mais quelle injustice ! » Avec son ancien collègue ils se réunissaient souvent pour faire de la musique. La fameuse sonate de Rossini. « - Une merveille de virtuosité mais quelle difficulté ! Nous étions arrivés à la jouer presque sans aucune faute. » Seulement maintenant il se retrouve sans partenaire car la seule idée de jouer avec l’autre lui fait horreur. « - Vous comprenez, il pratique le basson allemand, ce n’est pas du tout pareil. » Et il leur explique la différence : « - C’est une question de doigté. Il faut une oreille exercée pour l’entendre mais ça n’est pas du tout pareil. – Jouez-nous quelque chose, voulez-vous ! glousse Mme Pons. Ne nous faites pas languir davantage. Nous voulons absolument vous entendre. » Bien sûr tout était prêt. Il sort son instrument qui attendait le moment d’entrer en scène, l’essuie longuement à l’aide d’une peau de chamois, fixe l’anche non sans en avoir longuement titillé le bout avec ses lèvres. Pendant toutes ces opérations les deux femmes le regardent, fascinées. Il se met enfin en position, les jambes écartées, le buste en avant, ses joues prennent soudain la forme de deux petites sphères marbrées de rose et ses yeux se révulsent sous ses paupières tandis qu’après quelques secondes d’attente émerge un son plaintif comme venant de nul part qui emplit l’espace de son insondable mélancolie. C’est un adagio qui s’étire, mesure après mesure, inéluctable comme le destin. De temps en temps les yeux de Paolo Moreau s’entrouvrent et il les regarde d’un regard absent tout en continuant à jouer. Elles lui font un petit signe d’encouragement. Mais de quelle aide peuvent-elle lui être en face d’un tel désespoir ? L’adagio se poursuit lamentablement. Elles n’ont plus qu’à attendre le dénouement… Mais la musique, d’abord très douce, s’emballe soudain, passant du piano au forte puis au fortissimo, le rythme s’accélère. Le désespoir engendre la révolte. Le visage de Paolo se convulse tandis que les deux ballons de ses joues tendent vers une inquiétante couleur violacée. Va-t-il exploser ?… l’attente est insoutenable. Mme Pons a tiré un mouchoir de son sac dont elle tamponne son front et une larme sur sa joue. Point d’orgue. On respire enfin. Soudain deux coups sourds au plafond. « - Ils sont rentrés ! ils sont rentrés ! » Paolo lâche son instrument. « - Excusez-moi, il faut que je leur réponde. » Il se précipite dans un angle du salon où est posé un bâton dont il s’empare, frappant à son tour trois coups avant d’aller se rasseoir. « - C’est ainsi que nous correspondons. Trois coups cela veut dire que tout va bien, que je n’ai besoin de rien. C’est qu’ils savent que souvent quand je joue comme ça, c’est que j’ai mes idées noires. – Vous jouez souvent tout seul ? - Ça m’arrive, ça m’arrive… » Elles auraient voulu qu’il continue mais le charme est rompu. Elles en demeurent un peu gênées. C’est comme s’il venait de se montrer tout nu devant elles. Pour détendre l’atmosphère on mange les tartelettes. « - Et de qui était le morceau que vous nous avez joué ? – Mais… de moi Mesdames. – Comment ! mais c’est merveilleux ! » Paolo déguste sa tartelette à petites bouchées en même temps que son triomphe. « - Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée de choisir cet instrument ? – Mon père était baryton. Quand j’étais petit je rêvais de devenir chanteur comme lui mais hélas je n’avais pas sa voix alors le basson c’est ce qui s’en rapproche le plus. Parfois il me semble encore l’entendre chanter quand je joue. »
Et ils ont continué ainsi à bavarder délicieusement, tandis que dehors le jour baissait et que l’on voyait la silhouette des palmiers rayer un ciel devenu rose. Il leur a raconté son enfance quand il partait en tournée avec son père de théâtre en théâtre. « - Vous savez, mon père était un personnage hors du commun, une force de la nature, tout le monde subissait son charme. Il était veuf - ma mère était morte en me mettant au monde - et l’une de ses dernières maîtresses était une riche américaine qui habitait New York et qui lui payait l’avion une fois par mois pour qu’il vienne la voir. Elle avait même fini par le convaincre d’abandonner sa carrière pour la rejoindre mais c’est alors qu’elle a été emportée en moins de trois mois par une tumeur au cerveau. Elle lui a légué toute sa fortune et il est mort à son tour quelque temps après. C’est comme ça que j’ai hérité. Vous voyez comment se font les choses ! C’est terrible, vous savez, l’argent. Je me suis retrouvé riche sans comprendre ce qui m’arrivait. Je ne savais pas quoi faire de tout cet argent. C’est pour cela que j’ai acheté cet immeuble. » Mme Pons en profite pour placer quelques anecdotes sur la fortune de son mari. Elle n’était jamais parvenu à lui en faire avouer le montant. Mais à voir leur train de vie elle se doutait bien qu’il n’était pas dans le besoin et puis quand il est mort elle a été stupéfaite d’apprendre tout ce qu’il possédait. Seulement c’est à ses enfants que tout est revenu à cause de leur divorce. « - À part ce qu’ils ont eu la charité de me laisser je n’ai rien. Et les enfants, vous savez !… Lucie pense à sa carrière théâtrale. Elle aussi, à l’époque, voyageait de théâtre en théâtre. Elle avait eu beaucoup d’amants, dont certains étaient très riches mais elle n’avait jamais cherché à en profiter. Elle non plus, comme Paolo, ne s’intéressait pas à l’argent. Elle tente de le lui expliquer mais il ne l’écoute pas ; d’ailleurs il ne s’intéresse pas aux autres, elles en sont pour leurs frais. Qu’importe ! Mme Pons éprouve visiblement devant cet homme une émotion si forte qu’elle ne pense plus à rien d’autre que lui. Plus tard elle dira qu’en face de lui elle se sentait dépossédée d’elle-même ! Lucie, par tempérament, reste plus réservée mais elle est sous le charme, elle aussi, indéniablement, non pas le moins du monde séduite mais émue. Il lui rappelle un peu le petit Dominique, son camarade du conservatoire à qui elle avait demandé de jouer le rôle d’Hémon. C’est peut-être à cause de ses yeux qu’il a si bleus. On pourrait très bien imaginer que le petit Dominique ressemble aujourd’hui à Paolo Moreau. Non, il doit même avoir quelques années de plus. Qu’a-t-il pu devenir ? C’est terrible, elle n’arrive pas à se l’imaginer vieux. Contrairement à Paolo il n’aimait pas parler de lui, il l’interrogeait toujours sur elle au contraire, s’étonnant quelle fréquente des hommes comme Philippe ou Richard qui ne la valaient pas, disait-il, parce qu’ils n’étaient pas beaux. Il lui affirmait qu’avec son physique elle aurait pu avoir les plus beaux hommes de la terre. Et il essayait de savoir quelle était sa vie intime, lui demandait si elle avait des secrets. Et elle, qui savait ce qu’il en était, lui répondait évasivement, en laissant entendre des choses. Il insistait, voulait absolument avoir des détails, au point qu’elle avait fini par penser qu’il essayait de la séduire. Un jour elle le lui avait demandé carrément mais il avait ri et lui avait répondu : « - Je vais te confier une chose mais ne le répète pas. Moi, la seule personne que je voudrais séduire c’est André. Je me ferais tuer pour lui. » André Gornès ! le brûleur de planches, le grand tragédien ! Elle en était tombée des nues. Elle avait bien entendu parler de ces choses-là mais c’était la première fois qu’elle en était témoin et après cela elle s’était toujours senti un peu mal à l’aise avec lui. Quant à André Gornès, il était loin de se douter de la passion qu’il suscitait. Il n’était habité que par un seul amour, le théâtre. Il faisait le désespoir de Philippe parce qu’il hurlait son texte sans aucune nuance, ce qui ne l’empêchait pas ensuite de venir quêter son approbation car il était envahi par le doute malgré la certitude qu’il affichait de son génie. Ainsi donc Dominique l’admirait et il l’ignorait, parce que c’était pour lui une personne négligeable et dont l’avis ne comptait pas. Absurdité des choses !…

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger