Ils se promettent de se revoir bientôt. « - Et puis vous viendrez un soir tous les deux dîner chez moi, susurre Mme Pons. » Lucie pense en elle-même qu’elle ne l’a jamais invitée avant. D’ailleurs je ne la vois pas faire la cuisine, se dit-elle. Il y a un court instant d’embarras au moment de se serrer la main et c’est justement à cet instant que l’on entend à l’étage au dessus une voix qui roucoule un air d’opéra. « - Votre femme ? – Non, non ! C’est Magali ! » dit-il d’une voix contrariée. Et il les ramène en arrière pour leur expliquer. « - Walter donne parfois des leçons et Magali est une de ses élèves, une jeune fille tout à fait ravissante qui est tout le temps là en ce moment. Je suis sûr qu’elle rêve de le séduire. Je l’ai vue l’autre jour, ça sautait aux yeux. Et il ne pourra pas y résister, je le connais. – Eh bien ! ce serait l’occasion pour vous de récupérer votre femme. - Mais que dites-vous ! S’il la quittait elle ne le supporterait pas. Elle se tuerait. Marguerite est toujours follement éprise de lui et je vis dans la terreur au contraire qu’il la quitte pour cette fille. Elle me fait peur, elle a vingt ans, vous comprenez…»
Lucie et Mme Pons reparlent de tout cela en rentrant chez elles. Madame Pons trouve indécent cette façon qu’il a de servir la soupe à sa femme. « - Marguerite par ci, Marguerite par là ! Une femme qui le trompe d’une façon aussi éhontée, vous vous rendez compte ! Et il est là comme un caniche, c’est indigne !… » Lucie est plus indulgente, elle comprend cette fidélité. Pour quelle raison chercherait-il une autre femme puisque ses rêves se sont cristallisés une fois pour toutes sur celle-ci ?…
Pendant la nuit Lucie a rêvé de petit Domino et d’André Gornès, l’un suivant l’autre comme le géant des fables et son petit lutin. André Gornès était grand, il avait un « organe » comme on dit, une voix qu’il déployait pour un oui pour un non comme un paon qui fait la roue, Dominique lui arrivait à l’épaule. Il était léger, gracieux et riait toujours, vif comme du vif argent. Peut-être au fond, se dit-elle, qu’il y avait entre eux des relations que je ne soupçonnais pas. Le mépris affiché qu’André Gornès affichait pour lui était peut-être feint. Souvent Lucie avait l’impression qu’elle avait vécu sa jeunesse comme on assiste à une pièce de théâtre à laquelle on ne comprend rien. D’ailleurs n’avouait-elle pas qu’elle ne comprenait rien aux pièces de Philippe ? Elle s’était résignée très tôt à ne rien comprendre, à voir les choses se dérouler devant elle sans en saisir les tenants et les aboutissants. Pourquoi ces choses semblaient-elles aujourd’hui s’éclaircir ? Elle avait l’impression de sortir de la vie comme on sort d’un brouillard. Cela lui faisait un drôle d’effet, qui n’était ni agréable ni désagréable mais n’ajoutait aucun sens à rien, étrange simplement. Elle ne regrettait pas son ignorance d’alors, elle s’en amusait. Ce que j’ai pu être bête ! se dit-elle en imaginant les amours d’André Gornès avec le petit Dominique. Et moi qui ne voyais rien, et qui ne savais même pas que ces choses-là existaient.
Le lendemain matin, après avoir entendu le facteur s’arrêter devant sa porte, elle se précipite comme d’habitude pour aller ramasser son courrier et cette fois l’incroyable se produit : il y a une lettre dont le cachet témoigne qu’elle a été postée à Dunkerque, une petite enveloppe jaune avec son adresse écrite dessus à l’encre bleue. Elle n’en reconnaît pas l’écriture pourtant mais peut-être l’a-t-elle oubliée ou celle-ci aura changé entre temps. Lucie en tremble encore en remontant, l’enveloppe dans sa main, qu’elle n’a pas osé ouvrir. Elle la soupèse, la scrute. Elle tente de deviner ce qu’elle contient… Par transparence, malgré ses efforts, elle ne voit rien. Elle s’assoit à sa table, la pose devant elle, sort un coupe-papier. Dans un instant cet objet sera déjà un objet mort, une lettre qu’elle gardera sur elle comme Paolo la lettre de sa femme et qu’elle connaîtra par cœur comme lui. Pour l’heure c’est encore un objet vivant, imprévisible et chargé d’inconnu. En ouvrant une lettre on la tue, se dit-elle, mais comment faire autrement ? Elle la hume mais ne perçoit que l’odeur anonyme d’un papier ordinaire. Et pourtant Mathilde est là, toute entière, miraculeusement surgie vivante, comme remontant des bouches de l’enfer. Mathilde est là ! Mathilde est là ! elle ne peut que se redire ces mots. Mathilde lui a écrit, Mathilde a répondu. Mathilde existe encore et j’existe pour elle !… Sa petite chatte la dévisage d’un regard inquiet. Comme toutes les chattes de bonne compagnie elle déteste l’imprévu et subodore des catastrophes. Lucie la caresse comme pour conjurer le sort, se concilier un allié dans l’épreuve qui l’attend. On ne sait jamais. « - Eh bien, ma chérie, nous allons l’ouvrir cette lettre, n’est ce pas, pour voir ce qu’elle nous veut. Tiens, veux-tu que je te la lise ? » Princesse miaule avec à propos comme pour montrer qu’elle est parfaitement consciente de la gravité de la situation sans cesser de braquer son regard énigmatique sur sa maîtresse. « - Ne t’impatiente pas, ma jolie, ne t’impatiente pas ! » Et elle introduit la pointe de son couteau dans le coin de l’enveloppe pour en faire glisser la lame le long du pli. Celui-ci cède avec un bruit exaspérant, libérant ainsi une feuille de papier blanc, pliée en quatre, qu’elle tire entre deux doigts puis déplie sans la regarder. S’y risquant enfin elle aperçoit l’en-tête : Chère Madame,… Chère Madame ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce une plaisanterie ? Veut-elle lui signifier par là qu’elle n’est plus rien pour elle ? Mais la suite est tout aussi énigmatique : Pardonnez-moi tout d’abord de ne pas avoir répondu plus vite à votre première lettre mais je ne parvenais pas à m’y résoudre, la chose est si délicate… Alors Lucie comprend, au fur et à mesure de sa lecture, elle comprend l’insupportable… ce n’est pas Mathilde qui a écrit mais une autre personne qu’elle ne connaît pas… et ce qu’elle comprend au fur et à mesure lui fait horreur. Elle est partagée entre le désir de jeter cette lettre tout de suite avant qu’il ne soit trop tard, comme on se débarrasse d’un objet qui vous brûle les doigts, pour pouvoir dire encore qu’elle ne sait pas, de la rouler en boule, de la déchirer en mille petits morceaux… et la constatation qu’il est déjà trop tard, qu’elle sait et qu’elle ne pourra plus échapper désormais à la réalité de ce savoir, une réalité qu’elle aurait tellement préféré ignorer.
Madame, Pardonnez-moi tout d’abord de ne pas avoir répondu plus vite à votre première lettre mais je ne parvenais pas à m’y résoudre, la chose est si délicate ! Mathilde ne peut vous répondre elle-même et dans son état je ne sais si elle aura été en mesure de comprendre ce que vous lui écrivez mais cependant à son regard quand je lui en ai fait lecture, je crois pouvoir vous assurer qu’elle a parfaitement saisi de qui il s’agissait. J’ai vu des larmes qui coulaient de ses yeux pendant qu’elle m’écoutait et sa main a même tenté de saisir plusieurs fois la lettre que je tenais devant moi. Oui, vous l’avez compris, Mathilde a été victime il y a deux ans d’une attaque cérébrale qui l’a laissée très fortement handicapée. Il est difficile de mesurer son état de conscience car elle ne parle plus mais je crois qu’elle comprend beaucoup plus de choses qu’on ne le dit et c’est la raison pour laquelle j’ai refusé de l’envoyer dans une maison spécialisée malgré la lourdeur de la tâche que représente pour moi maintenant les soins de sa vie quotidienne. Mais je lui devais bien cela après tout l’amour qu’elle m’a donné. Mathilde me parlait souvent de vous, de son passé et je sais tout ce que vous représentiez pour elle malgré ce qui vous a divisé. Pourrais-je me permettre de vous adresser une supplique, puisque vous avez pris l’initiative de lui écrire ? ce serait de venir la voir. Je ne peux rien vous promettre hélas sur la façon dont elle vous recevra et sur les signes de reconnaissance que vous pourrez obtenir d’elle mais je reste profondément persuadée que cette visite, quoi qu’elle en manifeste serait pour elle la plus grande joie que puisse encore lui réserver ce qui lui reste à vivre. Venez donc nous voir. Ce sera pour moi aussi une grande joie de vous connaître. Permettez-moi de vous dire « ma Chère Lucie» et de vous assurer que j’attends votre arrivée, que nous l’attendons, avec la plus grande impatience. Votre toute dévouée
Marie Moulins

Lucie reste un long moment sans pouvoir réagir, contemplant stupidement cette lettre qui tremble dans sa main tandis que Princesse se frotte contre elle en ronronnant. Si elle avait appris qu’elle était morte l’effet n’aurait pas était le même car c’est une chose à laquelle elle se serait attendue. Mais là !…Elle lève les yeux vers le fameux portrait que Mathilde a fait d’elle, au dessus du buffet. Le portrait la regarde du fond de son éternité et pour lui rien ne semble avoir bougé dans le monde mais pour elle tout se passe au contraire comme si elle venait de se retrouver déposée par la tempête sur une plage inconnue, un monde nouveau, un monde où tout sera désormais différent. Elle ne reconnaît pas ce calme qui l’habite et qui ne ressemble pas à de la tristesse mais à quelque chose de plus étrange, d’impossible à identifier, cette horreur muette qui vous saisit devant un cadavre et qui vous laisse sans réaction, comme foudroyé et pourtant l’esprit parfaitement lucide. Et puis cette signature que signifie-t-elle ? Marie Moulins ! Pendant qu’elle lisait cette lettre elle s’imaginait lire la lettre d’un homme, son compagnon sans doute, ou son mari, et puis à la fin ce nom de femme qui apparaît ajoutant un élément supplémentaire d’étrangeté à l’extraordinaire de cette nouvelle, comme si d’avoir été écrite par une femme cette lettre en devenait soudain moins crédible et qu’un voile de suspicion la recouvrait. Fol espoir de démasquer une mauvaise blague. Alors elle se saisit de son téléphone, prend le papier sur lequel elle a noté le numéro de Mathilde et le compose… Après quelques secondes de sonnerie qui durent des siècles, une voix à l’autre bout du fil : « - Allo. Qui est à l’appareil ?… », une voix douce, fatiguée, qui ne ressemble pas à celle de Mathilde. « - Allo. Vous êtes bien Marie Moulins ? » Un long silence et puis : « - Oui, que voulez-vous ? – Je suis Lucie. » Nouveau silence, plus long encore que le premier. « - Vous avez reçu ma lettre ? – Oui. Je viens demain. Est-ce possible ? – Comment viendrez-vous ? – Par le train. – Il y a un direct qui arrive à dix-sept heures. Je viendrai vous attendre à la gare. – Comment me reconnaîtrez-vous ? – Ne vous inquiétez pas. » En raccrochant l’appareil Lucie n’en revient pas de la décision qu’elle vient de prendre et qu’elle n’avait aucunement prévue. Mais il lui fallait absolument se rendre là-bas toutes affaires cessantes. Elle n’aurait pas pu attendre un jour de plus. Elle laissera un mot pour Madame Pons sur le portail de sa villa pour lui dire qu’elle ne sera pas là ce soir ni les jours prochains. Nulle envie de la voir ni de lui expliquer pourquoi elle s’absente. De plus il faudra qu’elle se lève tôt. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas quitté cet endroit ? Elle ne saurait le dire. Elle a l’impression cette fois encore de partir pour toujours, comme lorsque son père avait décidé précipitamment de déménager il y a plus de quarante ans…

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