Il y avait une petite statue au milieu et le reste servait de parking. Une voiture dans un coin fit un bref appel de phare et elle distingua la tête du conseiller à travers le pare-brise. Il se tenait tout raide devant son volant et fixait son regard sur elle. Elle s’approcha. La portière s’entrouvrit, la happa. « - Nous allons chez moi, n’est-ce-pas, c’est à deux pas. » Dehors elle avait bien essayé de repérer discrètement si quelqu’un les suivait mais elle n’avait remarqué personne. Dès que la voiture eut démarré, il posa une main sur ses genoux en tenant son volant de l’autre. Elle ne fit rien pour se dégager mais elle sentait que sa main tremblait. Selon toute vraisemblance il lui avait préparé un petit souper fin accompagné de champagne, avec bouquet de rose et musique d’ambiance (c’est ainsi que ça se fait). Ils danseraient en se serrant l’un contre l’autre et puis leurs pas les conduiraient progressivement vers le canapé (le canapé est toujours l’étape indispensable avant le lit, c’est là que se défont les premiers boutons) jusqu’au moment où il lui dirait « - Allons dans ma chambre, voulez-vous ? nous serons mieux. » Et alors, par l’audace de ses initiatives, elle lui révélerait des plaisirs délicieux et raffinés. Ça se passera comme d’habitude se dit-elle… Mais non, ce ne serait pas comme d’habitude à cause de cet œil qui les regarderait. À quel moment le photographe interviendrait-il ? comment ? en s’introduisant dans la maison comme un voleur (elle avait dit qu’elle s’arrangerait pour laisser la porte ouverte) ou à travers la fenêtre dont elle aurait pris soin d’écarter les volets ?… Et quand le malheureux s’apercevrait qu’il avait été piégé il serait déjà trop tard.
Il avait retiré sa main de ses genoux et conduisait de façon nerveuse, jetant de plus en plus souvent des coups d’œil dans le rétroviseur. Se doutait-il de quelque chose ? Elle n’osait pas se retourner pour regarder. La voiture, après quelques détours s’arrêta devant un hôtel particulier aux murs de pierre grise, protégé de la rue par une grille doublée de plaques de métal. Ça ne va pas être facile ! se dit-elle. Il descendit de la voiture et entreprit à la lumière des phares d’ouvrir les deux lourds battants de la grille. Pendant ce temps le moteur continuait à ronronner paisiblement dans la rue déserte. La ville semblait abandonnée. La grille maintenant largement béante s’ouvrait sur une bouche d’ombre impénétrable. Soudain, tandis qu’il revenait vers la voiture… arrêt sur image ! il s’immobilise en portant les mains devant son visage pour se protéger de la lumière des phares. Elle le voit là, à quelques mètres d’elle dans l’encadrement du pare-brise, figé, guettant quelque chose qui doit se situer quelque part derrière elle, derrière la voiture. Elle n’a pas le temps de se retourner, il a déjà bondi jusqu’à la portière, s’emparant du volant et d’un coup d’accélérateur en marche arrière opérant un demi-tour approximatif en heurtant successivement l’un des montants de la grille de l’hôtel puis une voiture garée en face, il remonte la rue dans un crissement de pneus. Peut-être a-t-elle déjà crié ou ne fut-ce quelques secondes plus tard quand, arrivés à l’angle d’une ruelle transversale, elle entend ce crissement de pneu qui lui vrille l’oreille, aussitôt suivi d’un choc sourd qui la projette en avant. Elle ne se rend plus compte de rien, il a déjà bondi de la voiture comme un fou et il est là maintenant, de nouveau dans l’encadrement du pare-brise, éclairé par la lumière des phares dont il n’essaye même plus de se protéger mais fixant quelque chose par terre qu’elle ne voit pas. Elle descend à son tour, plus doucement, au ralenti, comme si elle s’efforçait de toutes ses forces de retenir le temps, de reculer le moment fatal… Le corps est couché de tout son long comme un vieux tas de harde. « - Il est mort ? – Je ne sais pas. » À côté une moto renversée dont le réservoir pisse une huile noire qui dégouline lentement entre les pavés. Le conseiller se penche, soulève doucement le corps et fait glisser le casque pour libérer la tête, découvrant une longue chevelure blonde qui se répand tout autour d’elle. « - Merde, une femme ! » Et dans ce visage aux yeux grands ouverts qui semblent la fixer dans la nuit, Lucie reconnaît Patricia.
La mort de la jeune, fille fut considérée comme un accident dû à la maladresse : elle s’était engagée avec sa moto dans une impasse et avait voulu brusquement faire demi-tour sans regarder ce qui arrivait derrière elle. Que faisait-elle là ? Personne ne se le demanda et Lucie se garda bien de dire qu’elle la connaissait. Le conseiller n’avait pas intérêt lui non plus à faire du bruit autour de cette affaire, la présence de Lucie étant déjà suffisamment compromettante comme cela. On l’expliqua par le fait qu’il était en train de la raccompagner après le spectacle et qu’il avait voulu lui montrer au passage l’hôtel qu’il occupait et dont l’intérêt architectural était bien connu. Rentrée à Paris Lucie ne voulut pas revoir Jean-Paul Bachelet ni même avoir aucun contact avec lui, par prudence d’une part et puis parce qu’elle ne l’aurait pas supporté, et ils n’eurent jamais l’occasion de parler ensemble de ce qui s’était passé. Seul le père de Patricia essaya d’alerter des journalistes sur certains aspects obscurs de ce fait-divers, mais personne ne souhaitait affronter le petit milieu politique local dont le conseiller faisait partie. Un accident c’est un accident, et la victime était entièrement dans son tort. Point final. Quant à Lucie, quelque chose s’était brisé en elle et cet événement décida de la fin de sa carrière. Elle refusa les contrats qu’on lui proposait pour la rentrée et choisit d’aller rejoindre ses parents sur la côte, sous prétexte qu’ils devenaient vieux et qu’ils avaient besoin d’elle. Quelle ne fut leur joie quand ils apprirent son retour ! Bien sûr elle serait la bienvenue ! elle était toujours leur petite fille chérie, il y avait une chambre pour elle dans la villa. Au début ils étaient fiers que certains la reconnaissent encore dans la rue. Parfois ils avaient un peu peur qu’elle soit triste d’avoir laissé tomber sa carrière (ils se doutaient bien qu’il devait s’être passé quelque chose pour qu’elle soit rentrée aussi vite mais il n’osait rien lui demander et attribuait la chose à une déception amoureuse). Elle leur disait qu’elle voulait ouvrir un cours d’art dramatique pour gagner sa vie. Mais la santé de son père déclinait, il devenait mélancolique. Il passait ses journées à ranger de vieux papiers de famille. Il mourut un an plus tard et sa femme le suivit de quelques mois.
Le lendemain Lucie prépare ses bagages pour Montluçon. Elle a décidé d’attendre encore vingt-quatre heures pour partir afin de se ménager. Cette fois ce voyage sera le dernier, l’ultime tentative pour renouer avec son passé et donner in extremis un peu de sens à cette vie qui lui échappe, le plus incertain aussi car quelle probabilité y a-t-il de retrouver après plus de quarante ans, et sur une vague information, un homme qui a changé de nom ? On lui a dit qu’il serait aujourd’hui bijoutier à Montluçon, marié, avec deux enfants. Et alors ? L’information date déjà d’un bon nombre d’années. Il a pu déménager entre temps ou mourir. Il y a plus d’une dizaine de bijoutier à Montluçon, il lui faudra les faire les uns après les autres. Dans quel ordre ? selon quelle logique ? On va la prendre pour une folle et elle reviendra selon toute vraisemblance sans avoir rien trouvé. Pourtant elle sent que ce voyage répond en elle à une nécessité impérieuse et qu’elle ne peut s’en dispenser, elle se sent guidée par une providence qui lui impose sa loi. Et si c’était vrai qu’elle allait se retrouver en face de lui ? Cela lui paraît inconcevable, irréel. À quoi ressemblerait-il ? que lui dirait-elle ? À cette pensée son esprit se brouille, elle a comme un vertige. Elle se réfugie dans les petits soucis matériels qu’implique son départ : laisser suffisamment de nourriture à sa chatte, arroser ses rosiers…
Soudain, elle est dans le jardin quand le téléphone sonne. Elle se précipite. C’est Mme Pons. Elle vient d’avoir des nouvelles de Paolo, des nouvelles incroyables : « - Sa femme est revenue à elle… Et vous ne devinerez jamais ! – Quoi ? - Elle ne se souvient de rien ! – Comment cela ? – De rien, je vous dis ! Elle a perdu la mémoire. Enfin, c’est-à-dire qu’elle se souvient de tout sauf de ce qui concerne Walter. – Walter ? – Oui, Walter, son amant. Elle croit qu’elle vit toujours avec son mari et qu’il ne s’est rien passé, qu’elle ne l’a jamais quitté, quoi ! » Mme Pons exulte au téléphone comme si l’histoire la concernait personnellement. Elle lui dit que la femme de Paolo devra rester encore deux ou trois jours à l’hôpital en observation mais qu’en principe elle pourra ensuite rentrer chez elle. « - Et alors que compte-t-il faire ? demande Lucie. – Eh bien la ramener. Que voulez-vous qu’il fasse ? Il va s’employer d’ici là à faire disparaître toutes les traces du passé puisqu’elle l’a oublié ! Je dois aller l’aider ce soir à ranger ses affaires. Voulez-vous m’accompagner ? demande-t-elle à Lucie d’un ton qui visiblement procède plutôt de l’obligation de politesse que d’un véritable désir de la voir venir. – Non, je crois que je vais rester chez moi, je voudrais me reposer, j’ai l’intention de partir demain pour Montluçon et cela va me faire encore un long déplacement. – Montluçon ? Pourquoi Montluçon ? s’étonne Mme Pons qui a complètement oublié ce que Lucie lui avait raconté à propos de son voyage à Dunkerque (mais lui a-t-elle raconté quelque chose, au fait ? elle ne s’en souvient plus elle-même) » Lucie s’en tire en lui disant qu’elle lui expliquera tout en revenant et met fin ainsi à la conversation.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique" Rideau", le roman de Pierre Danger en haut de l'écran à droite