Mais dès qu’elle arrive on lui annonce qu’il y a eu un coup de téléphone pour elle « - …de la part de Monsieur… attendez donc… Monsieur… oui c’est cela… Lazare, pour dire qu’il ne pourrait pas venir mais que vous alliez le retrouver à huit heures ce soir au bar de la Poste - Bien, je vous remercie. Et où se trouve ce bar ? – À cinq minutes d’ici, dans cette direction, toujours tout droit. » En redescendant de sa chambre deux heures plus tard elle porte toujours sa robe de mousseline sous son grand manteau noir et part comme une guerrière dans la direction indiquée. Il fait nuit maintenant. Quand elle arrive devant le bar c’est lui qu’elle aperçoit en premier, assis sur la banquette, derrière des ouvriers qui campent au comptoir. Il regarde fixement devant lui et n’a aucune réaction particulière quand il la voit et semble s’inquiéter seulement de savoir si elle n’a pas été suivie : « - Je crois qu’il était préférable qu’on se retrouve ici, tu comprends. Il valait mieux qu’on ne te voie pas avec moi. – Alors pourquoi pas chez toi ? – Oui, chez moi, bien sûr… Mais ce n’était peut-être pas très prudent non plus. Et puis… voilà… c’est pour te dire… en vérité je ne crois pas qu’il soit souhaitable que nous continuions à nous voir… enfin, je veux dire de la façon dont nous nous sommes vus la nuit dernière. » Lucie sent son sang qui se glace dans ses veines. « - Et… on peut savoir pourquoi ? » Il se met à rire et l’accuse d’être comme toutes les femmes, seulement préoccupée de prendre son plaisir. « - C’est faux. Tu sais bien que c’est faux. Il y a autre chose. Pourquoi n’oses-tu pas le dire ? Tu ne me trouves plus digne de toi, c’est ça ! » Il esquisse un geste comme pour balayer toute tentative d’explication puis se lance dans un développement vaseux sur les vertus de la chasteté. Au fond il n’a jamais aimé cela, le sexe, elle aurait dû s’en apercevoir. Déjà à l’époque, on le prenait pour un libertin mais il n’était qu’un homme qui cherchait dans le dérèglement des sens une solution à son désespoir. « - Oh ! n’appelle pas Rimbaud à la rescousse, je t’en prie ! – Non, non, je t’assure, je sollicitais les femmes en espérant qu’elles me résisteraient mais hélas elles ne me résistaient jamais. Et cette fois-ci encore j’avais espéré… » En souvenir de ce qu’ils avaient vécu ensemble autrefois il avait voulu faire un dernier essai mais cela faisait des années qu’il n’avait plus fait l’amour avec une femme et vraiment ça ne l’intéressait plus… Elle a envie de lui crier que c’est exactement comme elle, qu’elle est beaucoup plus proche de lui qu’il ne le croit, qu’elle est même sa plus fidèle adepte dans cette religion de la chasteté. S’il pouvait savoir !… Mais comment ne pas soupçonner qu’encore une fois il joue un rôle, pour des motifs qu’il est seul à connaître, peut-être tout simplement parce qu’il a honte de sa virilité défaillante, parce qu’il se sent vieux, parce qu’il a peur, peut-être tout simplement parce qu’il est tombé amoureux d’elle, sait-on jamais ! Et puis d’autre part comment pourrait-elle abonder dans son sens sans qu’il croie qu’elle ne le fait que pour le flatter, comment pourrait-il croire que cette chasteté dont il parle c’est ce qu’elle vit depuis des années et que les mots qu’il vient de prononcer ce sont exactement ceux qu’elle pourrait prononcer elle-même. Au fil des années, du jour où elle était rentrée chez ses parents, elle s’était construit un personnage à l’opposé de ce qu’elle avait été auparavant, peut-être parce qu’elle voulait se dégager de cette réputation sulfureuse qui commençait à être la sienne après le fait-divers trouble auquel elle avait été mêlée. Au début ses parents s’étaient même inquiétés de la voir si austère. Ils espéraient qu’elle se marie et c’est même dans cette intention qu’ils avaient noué des relations avec un couple dont ils avaient fait connaissance par hasard et qui avaient un fils de deux ans plus jeune qu’elle. Il était assez beau et faisait des études de droit. On avait encouragé les deux jeunes gens à se voir et Patrick – il s’appelait Patrick - lui avait proposé de l’emmener au théâtre. C’était la première fois qu’elle y retournait depuis qu’elle avait quitté la scène et cela lui fit un effet désagréable. Elle se retrouvait dans le cadre qui avait été le sien pendant des années, prenant conscience qu’elle n’y représentait plus rien. Il s’agissait d’un spectacle interminable à la mode de ces années-là. Il s’en était suivi une polémique entre eux. Lui, qui avait sans doute choisi ce spectacle parce qu’il pensait se faire bien voir, développait sur le théâtre les thèses qu’on pouvait lire dans les magazines à la mode. Pendant ce temps elle remarquait qu’on les regardait. Peut-être la reconnaissait-on et puis à vingt-huit ans elle n’avait peut-être jamais été plus belle et lui avait aussi un physique remarquable dans son genre : il était très grand et très maigre avec un visage en forme d’olive. Ils étaient allé souper ensuite dans un restaurant où il y avait une cheminée et où l’on mangeait des côtes de bœuf. Le repas avait été interminable. Ils avaient continué à parler théâtre. À la fin du repas, avant de rejoindre sa voiture ils étaient allé faire quelques pas dehors, sur un chemin qui sentait la lavande. Tout en bas en bas on apercevait la ville et les lumières de la côte. Il avait passé un bras autour de son épaule et l’attirait contre lui tout en se lançant dans un grand développement sur la façon dont selon lui les législations reflétaient toujours les passions de la société qu’elles avaient pour fonction de protéger, et que par conséquent on pouvait en faire une lecture en négatif pour ainsi dire, ce qui faisait du droit une des matières les plus instructives sur le cœur humain, ses égarements et ses vices, autant que pouvait l’être par exemple l’étude de la tragédie classique pour le siècle de Louis XIV ou des romans de Balzac pour le XIXème siècle. Elle l’écoutait songeuse… Puis les mots se firent plus rares. Ils s’arrêtèrent et contemplèrent les étoiles. Les grillons autour d’eux sciaient obstinément la nuit. Elle sentait son souffle brûlant dans son cou car il s’était placé derrière elle et entourait sa taille ; son menton effleurait ses cheveux. Elle avait décidé de le laisser faire puisque, après tout, ils étaient venus pour ça et de s’abandonner à ses caresses. Elle se renversa en arrière et sentit sa langue s’introduire dans son oreille. Alors soudain elle éprouva un violent sentiment de dégoût. Elle ne s’y attendait pas, s’efforça d’abord de dissimuler tandis qu’il continuait à fouiller son conduit auditif. Mais quand il la retourna contre lui et qu’elle sentit s’introduire entre ses lèvres cette même langue qui avait précédemment fouillé son oreille et qui en avait d’ailleurs gardé le goût, cela provoqua en elle un tel mouvement de révolte qu’elle ne se contrôla plus et ses mâchoires se crispèrent, elle serra les dents de toutes ses forces sur cet organe étranger qui tentait de s’introduire en elle et qui soudain cédant à la morsure, s’aplatit sans résistance tandis qu’il gémissait comme un enfant. Elle sentit qu’un liquide chaud coulait entre ses dents et quand elle les desserra il fit un bond en arrière et cria : « - Putain, vous êtes folle ou quoi ! » en tirant de sa poche un mouchoir impeccablement blanc sous la lumière des étoiles qu’il plaqua contre ses lèvres. Elle, de son côté, crachait par terre ce liquide tiède et salée qui remplissait sa bouche. Elle aurait voulu parler mais impossible de prononcer un mot tandis qu’il la regardait comme il aurait regardé un monstre ou une folle dont il n’osait plus s’approcher maintenant, même ils furent bien obligés cependant de remonter dans sa voiture et il la raccompagna ainsi jusque chez elle sans lui jeter un regard. Il tenait toujours d’une main son mouchoir sur sa bouche tout en conduisant et il ne répondit rien quand elle fut descendue et qu’elle lui dit : « - Au revoir. Excusez-moi. » Ce fut la dernière fois qu’elle le vit.
Ses parents se contentèrent de constater l’échec de leur tentative d’accouplement et ne lui demandèrent aucune explication. On avait l’habitude de se plier sans discuter à ses caprices. Elle se consacra désormais à ses élèves. Ils étaient de plus en plus nombreux. Des filles surtout qui rêvaient de devenir comme elle. Elle était intransigeante sur la diction et sur le choix des textes. Après le décès de ses parents quelques temps plus tard elle utilisa son salon pour organiser des auditions. Elle était ensuite invitée dans les familles et c’était alors au tour des pères de lui faire la cour. Mais ils étaient souvent encore plus timides que leurs rejetons : c’était des serrements de main un peu trop appuyés, des regards insistants ou une petite allusion en a parte. Mais sa réputation était telle qu’ils n’osaient pas aller plus loin.

NB: Les épisodes publiés sous rassemblés sous la rubrique "Rideau" Roman de Pierre Danger en haut de l'écran à droite.