Puis vinrent les doutes. Impossible de croire; tout aussi impossible d'enterrer la foi. Elle se vit condamnée à errer sans sépulture au royaume des ombres et, de ce jour, ne cessa de me persécuter. J'avais beau lui jeter des pierres, toujours elle revenait avec des airs grinçants et des menaces d'éternité. Heureuses certitudes que celles du charbonnier ou du mécréant ! Combien les ai-je enviées moi qui vivais sous la perpétuelle terreur d'un châtiment caché dans le plafond : God blesse you, le Diable vous achèvera ...

Une nuit pourtant, à l'instar de Pascal, j'eus la révélation : Dieu était une déesse et le Diable une démone. J'en fus quelque peu atteint dans mon orgueil masculin, mais je me fis à cette idée qui, somme toute, me rendait le ciel et l'enfer plutôt désirables. Apaisement éphémère, car le silence de l'au-delà s'abattit sur le fragile renouveau de mes convictions. L'angoisse métaphysique me reprit par la main et, pèlerins d'un improbable Damas, nous allâmes répétant : " Ô Déesse ! Ô Démone ! vous qui vous êtes manifestées à nos pères sous des enveloppes viriles, donnez-nous un gage de votre nouvelle existence."

Avions-nous été entendus, toujours est-il qu'une ange Gabrielle fit irruption dans mon sommeil – les anges entre temps avaient changé de sexe. Dans une mise en scène digne du songe d'Athalie je la vis pointer sur moi un doigt vengeur :
— Tremble, m'a-t-elle dit, fils indigne de moi, et sache bien qu'à balancer des caillasses par-dessus le Styx, on ne se fait pas que des amis dans les limbes !

Le lendemain, au café du coin, en prenant notre petit crème avec le copain Boris et les copines, je raconte mon apparition. Tous les trois de pouffer : "Pffff", "Pfffff", "Pfffff". L'ignoble trinité finit par passer aux aveux : c'est elle qui m'a monté ce canular impie. Le premier a eu l'idée, la seconde a fait la voix, la troisième a fait l'ange et moi j'ai fait la bête.

Et voila les perplexités revenues squatter mon âme incertaine. Le ciel ne m'adresse plus que des neiges de cendre. Nul sommeil pour m'apporter un repos sans faire aussitôt surgir des hordes de pénitents qui me désignent du doigt en se frappant la poitrine. Je me voulais en odeur de sainteté, je ne dégage que des relents de défroques encore tièdes sorties d’un coffre de sacristie.

C'est au cours de cette descente aux enfers que mon questionnement intérieur se cristallisa en une étrange formule, frappée au coin du non-sens, pathétique soupçon d'un mystique mystifié : Et si la transcendance n'était qu'une farce de l'immanence?
O Déesse, O Démone, si vous m'entendez répondez-moi ! Et pour de bon cette fois. Ne me laissez pas entre deux feux : feu le jour du Seigneur que j'ai vu s'obscurcir et feu à volonté sur tout ce qui bouge encore autour de ses autels.

Encore que pas grand chose. Le passé prend des poses qui pourraient m'émouvoir. Mais la sagesse du présent m'invite à cultiver un autre jardin. De ceux qui découragent la vénéneuse fleur d'angoisse.

J'y suis presque. Juste un peu peur du soir.
Le moi vivote. Le monde autour de moi pivote dès que je tire la porte de l'armoire à glace. Preuve que ça bouge encore.

Encore qu'il soit bien tard pour changer le décor. Revenir au latin ou apprendre à parler berlitz.
Boris propose des blitz.
Jeu à volonté.
Pendant des heures, les drapeaux vont tomber.
Il reste un reste de blini qui vont bientôt filer leur dem.
Et un fond de vodka idem.
Quant au reste du temps, tout ce qu'il en reste on le tue.
Le café est déjà froid, il faut le réchauffer.
Le drapeau est encore tombé.
Café bouillu.
Chaque fois on remet les pendules à zéro.
La vie continue. Mieux que ça : le temps hisse le drapeau blanc, la vie rebrousse de quelques minutes et ça recommence. A toi les noirs.
Pour moi, ça sera café sans sucre.
Attention, t'en renverses plein l'échiquier.
Puisque on vous dit que ça bouge encore!
Je glisse une rognure de bouchon sous le pied de la table bancale.
Boris roule des cigarettes coniques. Le côté pointu est un peu trop mouillé, l'autre met du tabac sur la langue. Passe moi du feu.
Il manque un fou blanc. Il est par terre, là, sous ton banc.
Plus d'allumettes. On est bon pour la plaque électrique.
Le temps qu'elle rougisse, le drapeau sera encore tombé.
Aucune idée de l'heure. Mets-nous France-Info.
Nouveaux rappels sous les drapeaux, mais toujours les mêmes variantes.
Il fait déjà moins nuit.
Discret, le petit jour frappe au carreau cassé.
Sonnez les matines.