Elle occupait, au 11 de la rue Bab-Azoun, un vaste appartement dans un immeuble dont on disait qu’il était un des plus anciens de la ville puisqu’il avait été bâti quelques années à peine après la Conquête sur les ruines d'une ancienne caserne de janissaires.


Cet immeuble avait dû être luxueux autrefois mais les quartiers élégants de la ville s'étant déplacés peu à peu vers la périphérie il était maintenant misérable et délabré. On y accédait, sous les arcades, par une lourde grille, barrée de deux énormes crochets que l'on mettait en place, la nuit venue, pour se garder des mendiants et des vagabonds qui, à partir d’une certaine heure, étaient la seule population de la rue. Ces mendiants, nous les connaissions tous et nous leur avions donné à chacun un surnom : il y avait le « minus-habens » qui errait en poussant des cris, vêtu d'une longue gandourah blanche que je prenais pour une chemise de nuit et qu’il s’amusait à soulever à votre passage pour vous faire peur (il n’était pas dangereux la plupart du temps mais il pouvait le devenir et quand il était en crise il ne fallait pas moins de plusieurs hommes robustes pour le contenir) ; il y avait aussi le « petit fou », qui ressemblait à Charlot et brandissait sa canne d'un air furibond en remuant la mâchoire d’une façon spasmodique mais sans jamais produire un son, il y avait « la grosse fatma », une aveugle qui roulait des yeux globuleux et bleuâtres en brandissant un gourdin dont elle se servait pour terroriser la petite fille qui lui servait de guide ; et puis bien d'autres encore, lépreux, débiles, déchets humains de toutes sortes, aux membres contrefaits, qui se déplaçaient parfois sur des planches à roulettes ou tout simplement en se traînant par terre, qui se nourrissaient en fouillant dans les poubelles ou avec ce qu’on leur donnait. La grille franchie, on accédait à une sorte de hall, assez solennel, flanqué de deux cariatides de bronze qui grandissaient une torche, vestiges d'une splendeur passée. Le hall donnait lui-même sur une cour dallée de marbre. C’est à partir de là que le monde se divisait en deux.
De part et d’autre de la cour en effet partaient deux escaliers exactement symétriques. Mais alors que celui de droite, le nôtre, méticuleusement tenu par la concierge qui s’appelait Victoire, avait gardé toute les apparences de la plus irréprochable respectabilité bourgeoise, celui de gauche, en tous points semblable pourtant au premier était, je ne sais pourquoi, dans un état de délabrement qui l’apparentait à une ruine : la rampe avait disparu en maints endroits, certaines marches étaient défoncées, les vitres des fenêtres donnant sur la cour étaient cassées. De quelle mystérieuse malédiction ce côté de l’immeuble avait-il donc été frappé ? Quelle faute expiait-il par ce terrible châtiment ? Dans l'appartement correspondant au nôtre habitait un aveugle, Monsieur Gimenes que l'on voyait quelquefois, durant la journée, aux terrasses des cafés où il jouait de l'accordéon tandis que sa femme passait entre les tables avec une soucoupe qu'elle vous tendait d'un air furibond, dardant sur la pièce que vous y déposiez un oeil unique et redoutable. Le matin, parfois, je les voyais partir lorsqu'ils traversaient la cour, elle tenant à son bras le pliant sur lequel il s'assiérait pour jouer, lui appuyé sur son épaule et portant son instrument sur son dos, comme un voyageur son havresac, et j'étais fier d’être ainsi un témoin de leur vie, comme on peut être fier d'être dans les secrets d'un artiste de music-hall.
L'escalier de gauche était donc pour moi celui de la pauvreté et du mystère, l'escalier du monde à l'envers où l'on pouvait se perdre dans les fausses apparences et le jeu des reflets. C'était l'autre côté du miroir... Le nôtre aussi, pourtant, avait sa part d'étrangeté. L’usure du papier peint qui recouvrait les murs y dessinait de vagues formes brunes où se mêlaient des festons des toiles d'araignée, et je croyais y distinguer de confuses scènes de bataille noyées dans la fumée, des chevaux éventrés aux naseaux écumants, des armées de fantassins s'affrontant en de titanesques assauts. L'entresol était obscur et s'ouvrait sur la cour par une basse voûte ornée d'une grille. Or cette grille, par sa forme et le dessin de ses entrelacs de fer forgé, me rappelait un motif en cul-de-lampe qui ornait la dernière page d'un de mes livres, lequel représentait, inscrit dans cette forme vaguement ovoïde, deux enfants dormant dans les bras l'un dans l'autre. Et j'avais imaginé, je ne sais pourquoi, que j'étais moi-même comme ces deux enfants, en train de dormir dans un oeuf, et que le monde entier, l'ensemble des choses existantes n'était donc que le produit du rêve que j'étais en train de faire. Si bien que lorsque je passais devant cette grille, je ne pouvais m'empêcher de ressentir une sourde angoisse comme si je m'étais trouvé soudain devant le lieu même où en réalité, à cet instant précis, j'étais en train de me rêver moi-même ! C'est dans cet obscur entresol qu'habitait Victoire, la concierge, qui me paraissait ainsi entretenir quelque intimité particulière avec le secret des êtres. Ensuite l'escalier se dédoublait en deux branches qui se rejoignaient à nouveau en une sorte de pont, lequel aboutissait enfin à une large spirale qui s'élevait d'étage en étage jusqu'à la verrière bleuâtre.

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