Il avait peut-être un nom mais je ne l’ai jamais su, si bien que pendant longtemps j’ai cru qu’il n’en existait pas d’autre au monde que celui-là et que le mot « boulevard » désignait spécifiquement cet alignement d’immeubles à arcades dominant le port afin de retenir la ville de s’y déverser. Et puis un jour je me souviens de ma déception lorsque j’appris par hasard, en lisant un livre, qu’il y avait à Paris un lieu qu’on appelait les « Grands Boulevards ». Comment cela était-il possible ! Comment pouvait-il y avoir plusieurs boulevards dans un même ville, et qui plus est des boulevards plus grands que le nôtre, et qui plus est dans une ville qui n’était pas au bord de la mer !… Pendant longtemps cela resta pour moi une énigme.
Le Boulevard était un ensemble architectural assez solennel et un peu froid qui avait été construit, je l’appris plus tard, à l’occasion de la venue de Napoléon III dans notre ville et qui, par sa blancheur étincelante, ressemblait un peu à une rangée de sucre ou plutôt à une réclame géante pour une marque de dentifrice car c'était le premier sourire que la ville offrait au voyageur quand celui-ci, après une nuit de traversée, montait sur le pont pour apercevoir ce continent auquel ils allaient aborder... (cela nous amusait beaucoup mes parents et moi cet air d’explorateur qu’ils avaient en débarquant chez nous, comme s’ils s’attendaient à rencontrer des chameaux et des lions à chaque carrefour). Le Boulevard était un lieu plutôt désert à cause de sa splendeur même. On lui préférait les petites rues de l'intérieur et la baie déployait en vain le faste de ses moirures violettes, de ses grands lavis grisâtres et de ses cataractes de nuages. À l’horizon, de l'autre côté, on apercevait une fine langue de terre qui séparait la mer du ciel, terminée par un léger renflement, qu’on appelait le cap Matifou. Au dessus il y avait des montagnes, et l'hiver il arrivait qu'elles fussent couvertes de neige. Alors mes parents prenaient des jumelles pour aller les contempler et comme je n'avais jamais vu la neige de près je m'efforçais d'imaginer comment c’était.
J’avais alors douze ans ou treize ans. Tous les jours, après être allé chercher mon père au bureau, nous revenions par le Boulevard, et tous les jours ma mère répétait : « - Que c’est beau ! Quel dommage qu’il y ait si peu de monde ici. Le paysage est magnifique ! Notre baie est encore plus belle que celle de Naples ! Mais les gens aujourd’hui ne sont plus sensibles à la beauté ! » (l'expression « les gens » renvoyait à une entité mal définie qui désignait indistinctement tous ceux qui n’avaient pas le privilège de posséder les qualités dont nous avions été richement pourvus par la nature).
Nous nous accoudions contre la balustrade de bronze qui avait gardé la chaleur du jour. Sur les pilastres de pierre, vernis par l'usure, on pouvait observer des sortes de coulures qui étaient la marque, m’avait expliqué ma mère, des couteaux que les arabes venaient aiguiser autrefois en les frottant contre la pierre. Mais cette coutume avait dû depuis tomber depuis lors en désuétude car je n’ai jamais vu personne la pratiquer et ces entailles, que l’on peut peut-être encore observer aujourd’hui, témoignaient déjà d’un passé révolu.
En se penchant au dessus de la rambarde on pouvait voir les quais du port, les lourdes grilles telles que les a éternisées le film Pépé le Moko, la coupole de la gare, les grues, les gros paquebots de la Compagnie Transatlantique, et tout à gauche, la darse, fermée par la presqu'île de l’Amirauté, où une flottille de petits voiliers faisait jouer ses reflets dans l'eau noire. L’Amirauté était un ancien fort barbaresque, surmonté d'un phare, où autrefois, disait-on, l’écrivain Reignard avait été retenu prisonnier. C'était en quelque sorte le symbole de notre ville et il figurait sur toutes les cartes postales ainsi que sur les tableaux de mon grand-père.
Quand le soir commençait à tomber nous rentrions par le square Bresson. C’était un petit nid de verdure qui faisait comme une sorte de forêt vierge miniature dominée par des palmiers qui se balançaient au dessus de petits arbres trapus. Dans la fraîcheur ombragée des bosquets gazouillaient deux petites fontaines en forme de rochers moussus autour desquels nageaient des poissons rouges. Il y avait aussi un kiosque à musique qui servait autrefois, me disait ma mère, à donner des concerts et des bals mais qui depuis belle lurette n’était plus en usage et dans un angle une colonie de petits ânes attendait les enfants pour leur faire faire le tour du square. L’un d'eux, un jour, lorsque j’avais quatre ans, s’était emballé et m'avait entraîné sur son dos jusque dans la rue. Nous ne manquions jamais en passant d’évoquer l’anecdote.
De l’autre côté du square le soleil s’inclinait déjà derrière l’Opéra, rosissant les terrasses de la Casbah et allongeant l’ombre des bananiers devant lesquels s’arrêtaient les trams qui descendaient la rue Dumont-Durville avant de passer devant le Tantonville. Les hirondelles faisaient un bruit strident et continu. Perchées sur les fils électriques on aurait dit des pinces à linge. Elles étaient arrivées quelques jours auparavant et repartiraient toutes ensemble comme elles étaient venues. Cela marquait, paraît-il, l’arrivée de l’automne, ou la fin du printemps, je ne sais plus. Le monde ainsi était plein de mystères que je ne cherchais pas à éclaircir. Mon père s’arrêtait devant le kiosque à journaux de madame Arnoux pour acheter l’Écho d’Alger (il y avait un second kiosque symétrique au premier mais nous allions toujours au même et l’autre m’en paraissait vaguement inquiétant, comme s’il avait été mystérieusement frappé de malédiction, ce thème du double ayant eu, comme on le verra, une importance particulière durant toute mon enfance). Puis nous nous engagions sous les arcades de la rue Bab-Azoun pour rentrer chez nous.



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