Le sexe, la violence, la mort sont devenus mots de théâtre et plus rien n'a l'air tout à fait vrai. Nous sommes les hommes d’un autre siècle, celui qui vient de s’achever. À quoi donc avons-nous bien pu être infidèles ? Mais à rien bien sûr ! Simplement peu à peu des masques sont tombés, c’est tout à notre honneur. Et voici que nos rêves s'enroulent sur eux-mêmes, et que dans le tourbillon tout à fait lucide de nos divertissements nous jouissons à corps perdu de notre fascinante gratuité.
Il n'y a guère existait encore dans Paris des endroits préservés comme des chapelles où, dans la fumée des cigares et les soupirs d’accordéon, on se plaisait à évoquer la présence de dieux familiers : par delà sa mort Édith Piaf chantait encore la Vie en Rose et le soir à la Coupole, parmi les garçons vêtus d'un pagne, on rencontrait parfois l'ombre d’Apollinaire. J’avais vingt ans cette année-là et déjà je vivais à la fin d’une époque. On s'amusait à refaire les années folles, on lisait les Manifestes du Surréalisme, Paul Nizan, Radiguet et Drieu la Rochelle, mais on savait qu'ils étaient morts nos flamboyants amis, si loin de nous désormais, indifférents à l'image qu'ils nous avaient laissée et à tout jamais enfermés dans ces mots qu'ils avaient ardemment alignés. Ils s'étaient bien moqués de nous en effet, ils avaient mis leur mort en scène. Cocteau s’était fait la belle en compagnie d’Édith Piaf, un jour de septembre, nous plantant là comme s'il avait voulu révéler au monde une vieille liaison que personne jusque là n’avait pu soupçonner. Je me revois sur le trottoir du boulevard Saint-Michel, la foule qui s'attroupe aux kiosques à journaux et cet étudiant américain qui me demande de lui traduire les titres et reste planté là en répétant : « - Mais c'est impossible !... impossible !... » avec son accent du Texas ou de l’Arizona (il venait d’arriver à Paris pour faire ses études)… et je m'éloigne lentement en pensant à cette époque qui se referme.
En dernier recours ils avaient inventé l'absurde, dans l'éclatement du langage ils avaient découvert l’Inconscient, l’Amour Fou, la Révolution. Ah ! ils avait bien réussi leur fin ! Mais nous, que nous restait-il d’autre à faire que de les imiter ? Nous ! les marxistes tendance Groucho, les clowns pathétiques du grand cirque des illusions. Ce - n’est - qu’un début - continuons le – combat… Continuer ! continuer ! c’était le mot d’ordre, la suprême exigence : Le spectacle continue !… cabotins et saltimbanques de tous pays unissez-vous… Pourtant nous savions bien que nous serions les seuls à connaître la fin, la seule la vraie, celle de ce siècle qui serait peut-être le der des der… Malgré tout on n'avait jamais mis autant de passion à discuter de l'avenir et chacun dissimulait sa fatigue comme une maladie honteuse. Nous avions un rendez-vous dont l'échéance approchait, et que certains même secrètement avaient fini par espérer…
Dix ans plus tard j’avais trente ans et je venais de finir mes études. Cette année-là j'étais rompu, cette année-là Petra venait de me quitter et ma vie venait s'ensabler ici dans la recherche monotone et quotidienne de l’informulable. Étais-je encore cet enfant qu'un jour j'avais été, ce petit garçon en sweater bleu sur la photo qui me regarde ? Quel est donc le fil invisible qui nous rattache à notre enfance ? Que regardait-il ce petit garçon qui porta mon nom en ce jour précis d' un automne ancien ? Voyait-il derrière la boîte du photographe ambulant, voyait-il au bout de la rue s'avancer rêveusement celui que j’allais devenir ? Cette année-là j’étais ce que je fus toujours. O la douce intimité de soi avec soi-même ! Cette année-là Petra venait de me quitter et son visage se mêlait en moi à mon propre visage ancien. Qu’était-il devenu ce petit garçon au regard aigu et un peu triste qui fixait avec attention l'objectif de l'appareil tandis que l’opérateur s'affairait sous son drap noir ? Je m'en souviens, c'était le jour de la rentrée des classes, il avait mal au ventre et sa mère attentive lui avait mis son sweater neuf sur lequel elle avait brodé ses initiales. Savait-il alors que toute la tendresse qui à cet instant s’élançait vers elle s’engouffrait aussi pour l’éternité dans la boîte du photographe ? Mais que savait-il de l’éternité ce petit garçon qui porta mon nom ? et que savait-il de moi ? Et je portais maintenant cet étrange désir de lui rester fidèle, comme à une vérité qui s’efface, comme à l’absurde nostalgie d’un paradis perdu. Qu’y avait-il encore de commun entre lui et moi, sinon peut-être cette éternelle béance ? Il aimait sa mère, il avait mal au ventre, et c’était la rentrée des classes. Il ne savait rien d'autre. En quelle région de lui-même portait-il le germe de ce que j’allais devenir ? Toutes ces femmes rencontrées, ces bonheurs, ces échecs, ces ambitions et ces désillusions... J'aurais tant voulu qu’il me regarde et qu’il me reconnaisse, comme si je m'en fusse soudain trouvé justifié. Mais son regard ne se portait que sur un vide dont j’usurpais la place.
Cette année-là Petra venait de me quitter et les choses reprenaient leur cours. Il n’y avait pas à se lamenter, cette vacuité suffocante qui me prenait à la gorge, c'était mon état naturel depuis toujours, il n'y avait pas à se révolter. Cette fois, après tant de larmes, je trouvais à mon désespoir un charme, je savourais le goût subtil et empoisonné de l'ennui. Petra venait de me quitter mais son image ne me laissait pas en paix : c'était une vibration sourde au fond de chaque chose, et ce choc en pleine poitrine quand je voyais passer dans la rue une femme lui ressemblant... Son absence était, dans l'opacité des choses autour de moi, comme une sensation nouvelle d'épaisseur.
Il y avait eu après son départ les grandes bacchanales de l'été. J'étais allé vers la mer. Je me souviens de tous ces jours de chaleur et de bruit, la musique, les rires, et la présence légère de ces jeunes filles aux couleurs suaves qui voletaient autour de moi. Elles se posent un moment puis disparaissent, ne me laissant que le souvenir de leur sourire ou le regret de leur parfum. Je me souviens vaguement de toutes ces images qui se confondent, irréelles, incertaines : nuits partagées, soirées sous les pins, journées de torpeur sur la plage... Elles me plurent tellement toutes ces jolies sirènes au corps lisse et froid qui glissait sur ma peau sans y laisser de cicatrice.
Je me revois certains soirs flânant le long du boulevard qui longe la mer, - était-ce à Cannes ou à Nice ? - une grande fille blonde s'appuyant à mon bras, sa robe couleur abricot s'envolant autour de ses jambes et ses yeux incroyablement clairs qui se tournent vers moi. Nous regardons ensemble les jeux de lumière sur la baie, les petites voitures rouges et vertes et la foule aux terrasses des cafés. La mer seule, la mer immense et noire, a l’air d’être vivante. Un bateau au milieu de la baie a fait comme un nid de lumière. On y dansait sans doute. Il nous en parvenait des relents de musique.
Et comme toujours les sensations de l'instant se mêlaient en moi à des souvenirs plus anciens... Boulevards qui se confondent... années qui se confondent...