L’idée m’est donc venue de profiter de ce blog, obligeamment mis à notre disposition par notre ami André Youx, pour dérouler, semaine après semaine, le feuilleton de mon existence, dont on se doute hélas qu’elle n’est pas chargée d’autant exploits que la vie d’un grand sportif ou d’une star du showbiz mais qui dans sa banalité même peut avoir son charme et sa charge d’enseignement car qui peut prétendre qu’aucune vie ne soit ordinaire ?
Ainsi ne suis-je pas loin de penser en ce qui me concerne que je suis un cas unique ne serait-ce qu’en cela simplement que je me suis toujours pleinement considéré comme un homme heureux et béni par les dieux. J’ai aimé la vie à un point qui est indécent. Je me suis gavé de bonheur. Dès ma petite enfance je me suis goinfré de l’amour de ma mère. Ensuite j’ai usé et abusé de celui que les femmes m’ont porté. Qu’on ne cherche donc pas ici de considérations larmoyantes sur l’injustice du sort ou l’acharnement d’un destin cruel. J’ai traversé des guerres, des révolutions et les grands chambardements de l’Histoire en échappant à tout. J’ai vécu mon enfance à Alger, au milieu des bombes, côtoyant la misère sociale sans en rien voir, le racisme sans rien remettre en question. Qu’on ne cherche pas ici le précoce éveil d’une conscience sociale, elle est parfaitement inexistante. Ce que je vivais en moi-même était trop beau et en même temps trop singulier, trop étonnant pour que je pense à autre chose. Je n’étais préoccupé que de moi, et ma souffrance, mes angoisses à l’égard des problèmes qu’en moi je ne parvenais pas à résoudre étaient encore sources supplémentaires de bonheur car la vie se présentait à moi comme une énigme passionnante.
Je vous l’ai dit, je n’ai pas l’intention de me flatter et je suis tout à fait conscient de ce qu’il pourra y avoir d’irritant dans ce « roman d’un homme heureux ». Je veux tout dire ici sans choix, sans censure, sans tenter de me faire valoir ni de battre ma coulpe et surtout ne pas chercher à faire du style mais écrire seulement pour porter témoignage, de la façon la plus précise possible, de l’expérience d’une vie qui comme toutes les vies est singulière. Et si un jour par hasard quelque lecteur inconnu, voyageant dans l’éther du cyberespace rencontre ces pages, qui sait si cette vie ne deviendra pas quelque temps le miroir de la sienne ? J’entrerai ainsi par effraction dans sa conscience, mes souvenirs réveilleront sa mémoire. Peut-être rencontrera-t-il au passage quelque lieu ou quelque personnage que nous aurions croisés ensemble sans le savoir, ou beaucoup plus sûrement telle ou telle émotion ou expérience intime dans lesquelles il se reconnaîtra.
Je n’ai jamais osé écrire de roman. Je ne sais pas pourquoi, cela me paraissait indécent. Dès lors qu’il s’agit d’aborder la fiction le simple fait de faire mention d’un objet ou d’un lieu réel pour l’exploiter dans une histoire imaginaire me paraît relever de l’obscène. Plus strict encore que Valéry je ne peux pas écrire « la marquise sortit à cinq heures » sans avoir l’impression de verser aussitôt dans la pornographie. J’y ai donc renoncé avec de lancinants regrets qui régulièrement me rejettent tout honteux à ma table pour des tentatives toujours aussi vaines que douloureuses.
Cette fois j’échapperai à ma malédiction puisque j’ai résolu de ne rien inventer : tous les détails que je donnerai seront légitimés par leur parfaite conformité à la réalité. On y verra apparaître un enfant puis un jeune homme qui ressemble à ces acteurs des vieux films en noir et blanc qu’on pouvait voir dans les années quarante et cinquante. On y verra revivre une époque qui appartient déjà depuis belle lurette à l’Histoire, on y verra des personnages, célèbres ou anonymes, qui pour la plupart sont morts aujourd’hui et dont je m’efforcerai chaque fois que ce sera possible de conserver le véritable nom car d’une certaine façon c’est aussi pour eux que j’écris pour leur conférer l’éternité dans la mesure de mes pauvres moyens. Qu’ils me pardonnent si je n’y parviens pas. J’aurai fait ce que j’ai pu.



« NDLR: Pendant les vacances, vous pourrez lire ou relire l’ensemble de la partie déjà publiée du feuilleton en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier). »