J'avais moins de quatre ans et je vivais seul avec ma mère dans le minuscule taudis que nous habitions alors rue Jules-Ferry à deux pas de chez ma grand-mère où ne devions aller nous installer que plus tard. Les journées se passaient en occupations diverses : faire la queue (on disait là-bas la chaîne) pour obtenir un sac de pommes de terre germées ou une mesure de lait que le marchand puisait dans sa cuve avec une louche en étain. Je regardais le liquide crémeux couler dans notre pot jusqu'à ce que la mousse déborde et cela, je ne sais pourquoi, me faisait frémir de volupté.

Ensuite nous traversions la ville pour aller chercher une caisse de savons de Marseille ou des bidons d’huile dont on avait signalé l’occasion à ma mère, qu’il fallait aller chercher tout de suite si on ne voulait pas la rater et que nous ramenions ensuite à petites étapes, en pliant sous le poids (c’était comme un jeu et nous nous en amusions comme des fous). Et puis tous les jours il fallait aller à l'Institut Pasteur retirer le flacon de « ferments lactiques » auquel l'état de mes intestins m’avait donné droit. Il fallait passer dans un bureau, signer des papiers pour obtenir une toute petite bouteille en verre bleu fermée par une bourre de coton hydrophile.

Une fois dehors, nous allions nous asseoir sur le bord du bassin de la place Bugeaud et là je faisais couler dans ma gorge le délicieux liquide qui avait un goût particulier que je n’avais jamais connu auparavant et que je redécouvris ensuite dans les yaourts quand ceux-ci firent leur apparition après la guerre. Puis nous rentrions à la maison pour trier les pierres dans les lentilles et les charançons dans le riz, faire le repassage avec les deux fers en fonte dont ma mère se servait alternativement en les faisant chauffer tour à tour sur le fourneau à gaz (l’un chauffe pendant qu’on se sert de l’autre, m’avait-elle expliqué). Elle m’expliquait tout, elle m’expliquait le monde qui était si compliqué et si passionnant. Je traversais ainsi les journées accroché à elle, viscéralement lié à elle qui trimait, besognait, lavait, cuisinait, travaillait.

Mais Dieu, que nous étions heureux ! Tout l'univers était à nous, elle vivait pour moi et je vivais pour elle, nous jouions aux mêmes jeux, nous rêvions sur les mêmes livres, nous avions un chat qui s'appelait Zaza et dont l'intelligence était à nulle autre égale, m'avait dit ma mère et je la croyais bien sûr : comment aurait-il pu en être autrement ? Nous étions seuls au monde, nous étions les plus forts, nous étions les plus beaux, au point que tout le reste de ma vie ensuite ne put jamais en prendre qu’une valeur relative par rapport à ce bonheur absolu que je ne connus jamais plus une seconde fois.

Mon père, je ne le connaissais pas, il était à la guerre. Ma mère me montrait quelquefois une photo nimbée de lumière, qui avait été prise, m’avait-elle dit, le jour de ma naissance. On y voyait un jeune homme en costume blanc, assis à contre-jour sur le chambranle d’une fenêtre et qui tenait entre ses mains une sorte de crevette (il paraît que c’était moi ! ) qu’il regardait en souriant. Et puis une fois il avait dû revenir en permission et je me nous revois déjeunant tous les trois ensemble autour de la toile cirée, je suis sur ma petite chaise d’enfant sur laquelle se replie la tablette et je joue avec les jouets qu’il vient de m’apporter. Je ne suis pas très rassuré devant cet étranger qui me pose des questions pour essayer de me faire parler, mais que veut-il que je lui dise puisque je ne le connais pas ! Il me sourit comme sur la photo…

Chaque après-midi, ma mère et moi, nous montions au Forum. C'était une immense place en haut de la ville devant l’immeuble du Gouvernement Général. Une foule clairsemée semblait s'y recueillir pour écouter des marches militaires retransmises par des bouquets de haut-parleurs accrochés aux réverbères et à un moment la musique s'interrompait et une voix se mettait à parler. J'attendais avec impatience qu'elle ait fini pour que la musique recommence parce que j’adorais la musique militaire mais ma mère voulait déjà repartir. Suivant ce qu’elle avait entendu elle était inquiète ou rassurée et commentait les nouvelles avec les autres dames qui étaient là. Et puis nous allions reprendre l’ascenseur qui pour un ticket de tram nous ramenait rue d’Isly.

Quelquefois aussi nous allions au Midi-Minuit, qui passait en continu un programme de dessins animés et d'actualités. Ainsi pour moi le monde à l'écran se partageait en deux : d'un côté l'agitation drolatique de Mickey, de Donald, et de l'autre le vol des bombardiers sur les villes en ruine, la course des soldats dans la boue, la lente descente des parachutes dans le ciel… Et quand à la fin on ressortait la nuit était déjà tombée ou bien, quelquefois, entre temps il avait plu et le sol était tout mouillé.

La guerre, ce fut enfin pour moi, à partir d’un certain jour, la présence des soldats américains. On ne voyait plus qu’eux dans les rues, ces grands hommes tout en blanc dont la seule fonction était de distribuer des chewing-gums aux enfants. Il suffisait de les aborder en prononçant le mot chewing-gum, pour qu'aussitôt, comme par magie, les petits carrés blancs tombent dans votre main. Ils étaient vernis comme des coquillages et avaient un goût délicieux et piquant. Je m'adressais aux soldats américains sans aucune timidité car pour moi ils n'étaient ni plus ni moins que des extraterrestres parfaitement inoffensifs.


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