Elle paraissait nerveuse, excitée et comme je ne comprenais pas bien pourquoi, cet état inhabituel me mit mal à l'aise. « - Tu vas voir, répétait-elle, il va y avoir des drapeaux à toutes les fenêtres, des défilés, des bals... » Je regardais autour de moi, il n’y avait rien de tout cela. Elle m'entraîna dans un café. À l'intérieur, un petit groupe de gens, la mine grave, écoutait la radio. On y parlait anglais. Je continuais à guetter dehors l’apparition des défilés, de la musique, des drapeaux, mais non rien, décidemment, il n’y avait toujours rien. Ma mère finit par me sembler désemparée elle aussi. Elle m'expliqua qu'on attendait un discours de Churchill et que la guerre ne serait vraiment terminée que quand il aurait parlé. Je ne savais pas qui était ce Churchill qui allait décider de notre sort mais enfin je lui faisais confiance et je résolus de patienter. Les jours suivants toutefois furent exactement semblables aux précédents.

Et puis enfin, une semaine plus tard environ, il y eut un bal sous les arbres du square Bresson. Ce qui me frappa d’abord ce furent les lumières : c'était la première fois que je voyais ma ville éclairée la nuit. D’habitude nous prenions bien soin chaque soir de mettre des couvertures sur nos fenêtres sous peine d’entendre les sifflets de la Défense Passive nous rappeler à l’ordre et dehors tout était noir comme un four. Cette fois-ci tous les lampadaires étaient éclairés et en plus il y avait des guirlandes de lampes de toutes les couleurs dans les arbres et cela faisait un drôle d’effet. Et puis les grands soldats tout blancs que l’on voyait d’ordinaire dans les rues et à qui je demandais des chewing-gums étaient tous ici. Ils dansaient des danses extraordinaires en faisant tourner et sauter leur cavalière et mère me dit que cela s’appelait le boogie-woogie et que c’était la nouvelle danse à la mode. Nous rencontrâmes des voisins du quartier qui voulait l’inviter à danser. Tout le monde riait, chantait et avait l’air heureux, mais ma mère déclina l’invitation.

Ensuite la vie reprit normalement son cours et bientôt il ne me vint même plus à l'idée que la guerre était finie. La seule différence c’est que les grands soldats en blanc avaient disparus et qu’il n’y avait plus moyen de se procurer des chewing-gums. Heureusement madame Derrida me donna des bonbons qu’elle venait de recevoir, me dit-elle, des États-Unis et qui avait un goût délicieux que je ne connaissais pas. Cela s’appelait des « pâtes d’amende ».

Les conséquences de la fin de la guerre me rattrapèrent quelques semaines plus tard de la façon la plus inattendue. Nous étions chez ma grand-mère et ma mère repassait dans la pièce que nous appelions la « galerie » et qui était comme toujours inondée de soleil. Je jouais à côté d’elle quand soudain ma grand-mère surgit en criant :

- Maurice est revenu ! Maurice est revenu !...
J'ai regardé ma mère, elle tournait sur elle-même comme blessée et elle répétait :
- Mais comment cela ? comment cela ? Où est-il ?
- En bas, dans la cour, il t'attend.
Alors, curieusement, au lieu de se diriger vers l'entrée, comme si elle ne savait plus ce qu’elle faisait, voici qu’elle se précipite dans le petit cabinet de toilette attenant à la galerie, qu’on appelait la « dépense » et au bout d'un moment elle en ressort violemment fardée. C'était la première fois que je voyais ma mère avec du rouge à lèvres. On aurait dit du sang. C'est ainsi que mon père est entré dans notre vie. Ma mère disparut dans les escaliers, un peu plus tard ils sont remontés ensemble, elle était différente, elle semblait apaisée. Je n’avais rien compris.

Mon père a dû me poser des questions, je ne savais quoi répondre, je le connaissais à peine. Depuis quelques temps ma mère parlait souvent de sa « démobilisation » mais je ne savais pas le sens du mot. Elle lui écrivait des lettres et elle me faisait ajouter un mot parce que je commençais à savoir écrire. Il nous avait envoyé un colis qui contenait une bouteille de parfum et des boucles d’oreille, et un service de table en porcelaine qui était arrivé tout cassé, et ma mère s’était moqué de lui parce que c’est tout ce qu’il avait trouvé à nous expédier d’Allemagne, disait-elle, au lieu de choisir quelque chose de plus solide. Et puis voilà ! maintenant il était là… Très curieusement, je n'ai gardé aucun souvenir des jours qui ont suivis son retour. À peine rentré mon père tomba malade, très malade. Je le revois au lit, dans la chambre qu'il ne quittait plus. Ma grand-mère paternelle venait le voir tous les jours et passaient une partie de l’après-midi au chevet de son lit ainsi que mes tantes, ce qui avait le don d’énerver ma mère. Et puis tous les jours nous allions voir le docteur Tubiana qui lui faisait des piqûres sous le bras (je revois mon père torse nu levant le coude au dessus de la tête). Le docteur lui avait dit qu’il avait soixante chances pour cent de s’en tirer et mon père avait répondu en ricanant : « - Ça en fait quand même quarante d’y rester ! » Peu de temps après il repartit. Il devait aller se faire soigner en France. Dans un sanatorium, me dit ma mère. C’était un nouveau mot qui venait d’entrer dans notre vocabulaire. Après son départ, il fallut faire désinfecter l'appartement. Des spécialistes vinrent répandre de la fumée dans toutes les pièces après en avoir hermétiquement bouché les portes et les fenêtres. Mais, pire que tout ! il fallut se débarrasser de notre petite chatte, Zaza, qui avait pu, nous dit-on, contracter la maladie. Pour ne pas l’abandonner complètement nous décidâmes de la mettre sur la terrasse de ma grand-mère et d’aller lui porter à manger tous les jours.