Ma mère faisait hou hou en passant dans la cour (l'expression faire hou hou désignait le signal par lequel nous annoncions notre arrivée; chacun avait le sien : ma mère un cri aigu en deux notes prolongées, moi un sifflet dont je pouvais à loisir varier les trilles, mon père, plus tard eut aussi le sien, deux notes brèves et sèches que je cherchais en vain à imiter).
L'appartement était immense et le soir plein de recoins mystérieux et sombres. Dans la salle à manger, de forme octogonale, pavée de céramiques aux arabesques compliquées, on distinguait à peine la forme incertaine des tableaux de mon grand-père qui couvraient les murs : scènes de marchés, vues du port, cimetières, mosquées, et au dessus d'une porte, le visage effrayant d'une femme soulevant son voile en vous regardant sans rien dire. Mon grand-père, en effet, avait été peintre et ma grand-mère possédait encore une grande partie de son oeuvre. D'autres tableaux, gigantesques, n'avaient pas de châssis et pendaient au mur comme des tapisseries. Il y en avait dans toutes les pièces, dans tous les couloirs, mais aussi quantité d'objets extraordinaires : une étagère en bois peint qui avait la forme d'un aigle aux ailes déployés, une palette gigantesque, un buste de bronze, un chevalet, une pendule à pignons qui ressemblait à un château. La chambre de ma grand-mère était si encombrée de meubles que les sons y étaient comme étouffés. Il y avait un lit à barreaux de cuivre recouvert d'un énorme édredon, un secrétaire chinois en laque noire incrusté de petites mouches de nacre, un bureau couvert de papiers et d'agendas cartonnés. Tous ces meubles étaient encastrés là depuis tant d'années qu’ils semblaient avoir fait corps avec la pièce. Le sol était carrelé de tommettes hexagonales, rouges comme du cuir, que ma grand-mère faisait briller avec un pain de cire. Mais ces tommettes étaient brisées, ébréchées, décelées et sans cesse il fallait en reconstituer l'ordonnance, comme les pièces d'un puzzle, ce à quoi je m’employais avec bonheur. Derrière la chambre de ma grand-mère il y avait encore un débarras où s'entassaient tout un bric à brac de vieux vêtements et de vieux livres : des catalogues de la Manufacture de Saint-Étienne, des romans populaires aux illustrations terrifiantes : un homme portant un masque et vêtu d’une cape noire qui bondissait d'un train en marche ou le cadavre d'une femme surgissant d'une malle ensanglantée.
Mais un livre surtout exerçait sur moi une fascination particulière : c'était un album consacré aux trolleybus. Je ne me lassais pas de le regarder. Les illustrations – de vieilles photographies en noir et blanc - montraient différents modèles de trolleybus appartenant sans doute à d’autre villes ou à d’autres époques et ce qui me fascinait c'est que ces trolleybus étaient à peu près semblables à ceux que je voyais circuler tous les jours en ville mais présentaient tous par quelque détail une différence qui les distinguaient de ceux que je connaissais : ils étaient bien conformes au concept de trolleybus mais présentaient d'infinies variations comme autant de mutants qui auraient été les témoins d’espèces disparues.
Cet appartement fut longtemps le théâtre de mes cauchemars d'enfant. Parfois je m'amusais à imaginer qu'à un certain endroit précis de la chambre où l'on me couchait lorsqu’il se faisait tard et que ma mère s’attardait à bavarder s'ouvrait un souterrain qui menait à une caverne dans laquelle une troupe de brigands était en train de comploter. On pouvait les voir, assis autour d'une table, je les entendais parfois dans mon sommeil (ce n'était sans doute que les conversations que je percevais confusément à travers la cloison). D'autres fois c'était, au delà du débarras de ma grand-mère, une autre pièce dont je n'avais jamais soupçonné jusque là l’existence parce que l'entrée en était masquée par des vêtements et dans laquelle je rêvais que je pénétrais pour la première fois. J’y découvrais ma grand-mère en train de revêtir des accoutrements extravagants dans lesquels elle se contemplait devant un grand miroir. C'était là son royaume. Elle avait une vie dont personne ne s' était jamais douté. Elle ne me voyait pas et je n'osais lui signaler ma présence. Je la regardais un moment dans ses plumes et ses crinolines et puis je repartais sur la pointe des pieds en la laissant à ses secrets. D'autres fois encore je rêvais que les murs de la salle à manger se déformaient, devenaient comme une pâte molle. Je savais que c'était un cauchemar mais je ne parvenais pas à me réveiller, je tirais sur mes paupières pour ouvrir les yeux, mais la délivrance ne venait pas, jusqu'à ce qu'enfin, par un effort inouï, je parvienne à jaillir soudain de mon rêve comme on passe à travers un écran.