J’étais avide d'apprendre, d'écouter. Soeur Béatrice nous apprenait une à une les lettres de l'alphabet en les dessinant au tableau. Je la revois toute nimbée de blanc traçant les précieuses boucles. La classe était pour moi un spectacle. Chaque lettre avait sa personnalité propre, comme un personnage de théâtre : il y avait le B aux rotondités de notaire, le O si drôle avec sa petite queue en l’air, le Z, frère bossu du J à qui il ressemblait, n’était cette malheureuse disgrâce qui me le faisait prendre en pitié. Il fallait se les approprier un par un, patiemment, en « faisant des lignes », c’est-à-dire en les dessinant à la queue leu leu, impeccablement alignés comme pour un défilé. Mais hélas il y en avait toujours un qui s’arrangeait pour dépasser !…



Le samedi, avant la sortie, c'était la remise solennelle des croix pour ceux qui avaient été bien sages. On allait, par ordre de mérite, choisir la sienne dans une petite boite en bois que sœur Béatrice avait sortie de son tiroir où elles dormaient pendant la semaine, et l'on pouvait ensuite la garder jusqu'au lundi matin. Il y en avait une plus belle que les autres parce qu'elle possédait un rubis en son coeur et que son ruban de soie était de couleur arc-en-ciel. Mais naturellement c'était toujours le premier appelé qui la choisissait et le premier ce n'était jamais moi. Une fois même il m'arriva de ne pas avoir de croix du tout. Quelques jours auparavant, en effet, soeur Béatrice m'avait surpris dans les rangs en train de faire la grimace. J’avais éprouvé un sentiment d'injustice parce que nous n’étions pas encore en classe et qu’à mon avis les règles de la discipline ne devaient pas s’appliquer de la même façon dans les couloirs, mais enfin ces considérations étaient demeurées vaines et le samedi suivant le verdict fut terrible : je ne fus pas appelé. Au retour ma mère me demanda des explications, que je lui fournis de façon embarrassée, elle s'inquiéta, alla voir soeur Béatrice, je dus promettre de ne pas recommencer. Puisqu’elle avait l’air d’y tenir, je promis !… Le samedi suivant, quand arrive l’heure de la distribution des croix, quelle n’est pas ma surprise de découvrir que je suis appelé le premier ! La précieuse croix est à moi ! Je la tire précautionneusement de la boite, je n’en crois pas mes yeux ! elle est à moi ! à moi ! je vais pouvoir l’épingler sur ma poitrine ! Je rentre chez moi triomphant, rapportant le précieux trophée, et toute la journée ensuite ma mère dut aller me promener de jardin en jardin pour que j’exhibe ma prestigieuse distinction aux yeux des promeneurs qui, soit dit en passant, ne me paraissaient pas manifester suffisamment d’émerveillement à un tel spectacle, mais enfin ma fierté n’en était pas moins immense.
Le lundi matin, cependant, en revenant en classe, il me fallut bien rendre ma croix, et je compris alors que toute gloire est éphémère. Je la vis disparaître avec les autres dans la boite et je me dis que la semaine suivante elle serait à un autre qui connaîtrait à son tour la même fierté et la même désillusion. Que valaient les honneurs que l’on peut vous retirer ? C’est ainsi que les émotions, les plaisirs ou les déplaisirs de mon enfance m’ont constitué à tout jamais et j’en reste encore aujourd’hui tributaire. L’enfance est en cela une période incomparable aux autres car c’est celle durant laquelle se structure un paysage mental qui demeurera ensuite celui de notre existence toute entière. Je voudrais décrire chaque objet de mon enfance : la règle en bois que j’avais acheté chez Soubiron pour la rentrée des classes et dont chaque tranche avait une couleur différente - rouge, bleue, jaune, vert (et la variété de ces couleurs était pour moi signe d’abondance et de richesse) -, le plumier de bois clair sur lequel le mot « plumier » était gravé en lettres luisantes et noires, l'alphabet dont chaque page était pour moi plus que l’illustration d’une lettre mais l’expression de son essence même : du petit âne gris de la première page jusqu'au zouave, emplâtré de rouge, de la dernière. Et de nommer simplement les lieux et les acteurs de ce temps il me semble faire surgir du néant ces trésors évanescents : soeur Béatrice, la rue Roland-de-Bussy, le square Bresson, la rue Clauzel, la rue Dumont-Durville, la rue Duc-des-Cars... autant de noms qui n’évoquent plus rien pour personne aujourd’hui…
L'école de la rue Roland-de-Bussy existait toujours pourtant lorsque je revins, bien des années plus tard, dans cette ville qui n'était déjà plus la mienne car l’Histoire était passé par là, mais représentait seulement le décor fantomatique de mon passé. On pouvait toujours voir le haut mur de pierre le long de la petite rue en pente, au dessus duquel dépassait une végétation luxuriante et touffue. Je n'y ai passé qu'une année mais la géographie de ses couloirs, de ses galeries, de ses escaliers, s'est inscrite en moi pour toujours. À certains moments de la journée nous traversions en rang plusieurs corps de bâtiments, par un itinéraire compliqué, pour aller jusqu'à la chapelle. C'était une grande pièce un peu vide aux fenêtres garnies de vitres de couleur. Je me rappelle qu'il y avait aussi une horloge accrochée au mur et une petite statue de la Vierge Marie. Je n'ai aucun souvenir de ce qu'on y faisait.
À la sortie de l'école ma mère venait me chercher et je courais me jeter dans ses bras. Emportés par l'élan nous faisions plusieurs tours sur nous-mêmes. C'était un jeu mais aussi l'expression du plus profond amour qui nous unissait l'un à l'autre. Un jour soeur Béatrice nous avait surpris et m’avait dit qu'il ne fallait pas que je risque ainsi de la faire tomber. De quoi se mêlait-elle donc ? C’était une affaire entre ma mère et moi. Le lendemain, d'un accord tacite, nous nous retrouvâmes un peu plus loin pour continuer notre manège loin de son regard.
Ensuite nous revenions à la maison. En hiver la nuit commençait à tomber, des milliers d'hirondelles faisaient un vacarme assourdissant dans les arbres du square Bresson. Puis nous nous engagions sous les arcades de la rue Bab-Azoun. Là le silence revenait, interrompu seulement par la sonnerie des trams et leur raclement douloureux, et le cri des yaouleds accrochés à leurs marchepieds.