Ce magazine me donna ainsi la possibilité de renouveler à domicile l’émotion que je venais de découvrir aux bains Padovani. Une pile de vieux numéros de cette revue s'entassait dans la bibliothèque. C'est là, à l'heure de la sieste, pendant que mes parents dormaient, que je naquis à une vie nouvelle. Chaque jour je contemplais, je scrutais, je fouillais, je rongeais ces images comme un rat des croûtes de fromage, une par une, page par page, l'oreille aux aguets, le cœur battant, le souffle court. Bientôt je connus par cœur chaque numéro. Il suffisait que l'un d'eux contînt une photo particulièrement suggestive pour que la charge émotive se répandît sur le numéro tout entier et que le seul spectacle de sa couverture, si innocente fût-elle, suffît à me mettre en transe (ainsi en fut-il longtemps d’une photo du roi Georges V portant son sceptre et sa couronne qui me faisait battre le coeur). Mais parfois c'était la couverture elle-même qui donnait à voir le spectacle d’une scandaleuse nudité. Alors ma joie était totale ! L’une d'elles par exemple montrait une danseuse de music-hall recouverte de colombes vivantes. Les oiseaux étaient disposés de telle manière qu’on ne voyait à peu près rien de son corps mais suffisamment pourtant pour pouvoir deviner, à travers ce manteau de plumes, qu’elle était entièrement nue !
Pour que mon émoi atteignît à son paroxysme il fallait en outre que la femme fixât l'objectif, car ce n'était plus alors que son regard que je guettais, afin d'y déceler la marque du trouble qu'elle ne pouvait manquer de ressentir elle-même à être surprise ainsi, à moins que ce ne fût au contraire l’expression du défi, de la provocation que constituait pour elle le fait de se laisser prendre, auquel cas c’était peut-être plus délicieux encore, surtout si cette femme était entourée d’hommes et dans un décor dont la quotidienneté contribuait encore à faire ressortir le scandale de sa nudité. J'entrepris ainsi de classer ces revues selon le degré de leur charge transgressive. La danseuse aux colombes par exemple me posait un problème particulièrement difficile à résoudre : objectivement ne voyait pas grand chose de son corps - et en ce sens elle n'aurait mérité qu'une modeste place dans mon classement - mais cependant, derrière les colombes elle était entièrement nue et de plus sa photo s'affichait sur la couverture ce qui ajoutait encore à sa valeur selon mes critères. Je ne savais donc où la placer.
Quant à l’acte auquel devait aboutir un jour ou l’autre l’émotion que je ressentais, je n’en avais pas la moindre idée. J’ignorais totalement mon propre corps, mon plaisir n’était que d’idée. Ce ne fut que plus tard, et de façon pour ainsi dire empirique, que je fis l’expérience d’une sensation qui n’eut d’abord pour moi aucun lien avec l’usage que je faisais de ces photos. Je découvris que lorsque je me suspendais quelque part, à une branche d’arbre, à une porte ou à un portique de gymnastique, j’aboutissais à une sorte de transe qui me procurait un plaisir d’une nature absolument nouvelle à tout ce que j’avais connu jusqu’ici, étrange, indéfinissable et par là même un peu inquiétant si ce n’est que ce plaisir était si fort que je ne manquais plus une occasion de me suspendre (ce qui me valut cette année-là en gymnastique un premier prix au monté de corde). Je trouvais cependant la satisfaction de ce plaisir un peu dégradante, d’une part à cause de son étrangeté même et d’autre part parce qu’il me semblait aboutir, sans que je l’ai précisément vérifié, à une sorte de courte mais précise incontinence urinaire qui n’était pas sans me rappeler cette autre incontinence dont j’avais été si longtemps victime à l’école et qui m’avait procuré elle aussi une satisfaction à la fois bizarre et honteuse.
Mais un jour, sans doute par hasard comme se font toutes les grandes découvertes, je m’aperçus du lien qui existait entre ce plaisir et le trouble que j'éprouvais à regarder les photographies de Noir et Blanc. Cette constatation me stupéfia. Décidément les choses étaient de plus en plus loufoques dans la vie. Mais le moyen de bouder son plaisir ! Le désir de satisfaire celui-ci me conduisit alors à installer un ingénieux dispositif pour pouvoir contempler mes images tout en me suspendant à la porte de ma chambre. Je me sentais humilié d'en être réduit à de si insolites comportements. Qu'aurait-on dit si l'on m'avait découvert ainsi accroché, la tête tournée tant bien que mal pour apercevoir la licencieuse image que j'avais préalablement disposée sur une chaise ! Et toujours cette sensation de faire pipi dans ma culotte !… Un jour, effrayé sans doute de m’être mouillé plus encore que de coutume ou poussé par la curiosité, je me rendis au cabinet pour vérifier l’état, des choses. Comment décrire la surprise, la stupéfaction, l’horreur, la terreur qui s’empara de moi au spectacle que je découvris. Je devais être atteint d'une maladie grave, très grave mortelle même. Évidemment tout plaisir avait disparu. Le reste de la journée se passa à remâcher mon triste destin. La mort me guettait, l’échéance était proche. La confirmation allait bientôt m’en être donnée à mon prochain passage au cabinet et alors il me faudrait bien en parler à ma mère ! Comment lui annoncer cela ? Je ne pourrais évidemment pas lui expliquer les circonstances dans lesquelles ce mal était apparu. J'étais vraiment dans de sales draps !… Le soir arriva. Je n’avais pas encore osé renouveler l’expérience, préférant me retenir le plus longtemps possible mais à un moment il fallut bien se résigner !… J’y allais le cœur battant. Et là… miracle ! Dieu avait bien voulu m'épargner, je m’étais remis à fonctionner normalement, le cauchemar était terminé… Cependant, le lendemain, cruel dilemme ! Fallait-il renouveler l’expérience, au risque de voir se reproduire le même symptôme ? Et là, l’indulgence de Dieu ne m’épargnerait peut-être pas une seconde fois. Mais la faim de plaisir était trop forte et je me résignai en tremblant à prendre tous les risques. Le symptôme réapparut en effet mais ensuite – o ineffable soulagement – la rémission aussi. J’étais définitivement sauvé, j’entrai dans le monde des délices. Dans tout ceci j'étais comme en face d'un puzzle dont j’avais le plus grand mal à rassembler les morceaux, peinant à comprendre le lien qui pouvait exister entre eux. En une toute autre région de moi-même, par exemple, était en train de s'ouvrir un autre espace inconnu, mystérieux et attirant : celui des sentiments. Mais les premières émotions que je ressentis en ce domaine furent aussi étonnantes et bien plus singulières encore. Elles me demeurent toujours incompréhensibles : je fus amoureux d'un autobus.