Elle était pour eux le dernier garant d’une respectabilité bourgeoise dont la situation de mon père les avait privés. Mon grand-père paternel avait été toute sa vie médecin à Maison-Carrée, un gros bourg situé près d'Alger, célèbre pour son marché aux bestiaux. Il y avait fait construire une maison cossue aux balcons soutenues par des cariatides de pierre avec des balustrades de fer forgé. À l'intérieur, un escalier menait d’un côté à son cabinet et de l’autre à l’appartement privé. Celui-ci était tapissés de couleur sombre avec des vases de Gallé sur tous les meubles et la grosse encyclopédie Larousse en douze volumes dans une bibliothèque de chêne protégée par un grillage. De lourdes tentures de velours vert, retenues par des dragonnes, séparaient les pièces les unes des autres. C’est là que nous nous rendions régulièrement tous les dimanches retrouver le reste de la famille, rite immuable auquel mon père n’aurait manqué pour rien au monde. Nous y allions en tram, un tram cahotant qui traversait d'abord d'interminables faubourgs puis longeait le Jardin d'Essais avant de s’engager sur la route moutonnière qui bordait la plage et d’où l’on pouvait voir dans toute sa longueur la large courbe de la baie. Tout au fond brillait la ville étincelante. De là l’Amirauté paraissait minuscule et le Boulevard aussi ridicule qu’une miniature avec ses petites maisons alignées les unes à côté des autres. Je me laissais bercer par les chaos de la route. Souvent la perche sautait et le wattman devait descendre pour la remettre en place. Il devait descendre aussi pour régler à l’aide d’une clé un feu de signalisation ou remettre en place un aiguillage. Enfin, après une heure de voyage, on arrivait au pont métallique qui traversait l'Arrach, un petit oued perpétuellement à sec où croupissaient quelques flaques d’eau boueuse et de l'autre côté c'était la place de la mairie avec son drapeau et le square Altérac. On était arrivé.
Ces rituelles réunions familiales durèrent toute mon enfance. Les parents - ma grand-mère, mon père et ma mère, mes oncles, mes tantes - allaient s'installer dans le salon tandis que mes cousins et moi partions jouer dans la véranda. J'aimais cette pièce qui sentait la résine et la colle. Il y régnait une chaleur de serre et la lumière en traversant des vitrages multicolores y faisait des taches rouges, bleues, jaunes et vertes sur les meubles en rotin. Le reste de la maison par contraste était sombre, plein de placards et de mystères. Un long couloir la traversait carrelé de losanges noirs et blancs qui dessinaient comme des cubes imbriqués les uns dans les autres mais dont on ne pouvait jamais décider si on devait les voir en creux ou en relief. Je n’eus pas assez de toute mon enfance pour en décider ! Tout au bout de ce couloir, au fin fond de la maison, il y avait une salle de bain où régnait une odeur de fleurs fanées avec un lavabo et une baignoire en marbre blanc veiné de bleu et, sur une petite coiffeuse, la statuette d’une nymphe entièrement nue penchée sur un coquillage et dont le corps était si blanc qu’on l’aurait dit fait en sucre. Il régnait toujours dans cet endroit une fraîcheur humide. Dans les tiroirs de la coiffeuse nous trouvions, mes cousins et moi, des objets singuliers : seringues, instruments médicaux à vous faire frissonner qui avaient dû servir autrefois à mon grand-père, thermomètres que nous nous amusions à casser pour en faire couler le mercure dans le creux de nos mains, et même un revolver, un vrai revolver, avec des balles que nous sortions de son étui ! La fenêtre de cette salle de bain donnait sur une minuscule cour toujours sombre dont je ne pus jamais découvrir comment on y accédait par ailleurs ce qui lui conférait à mes yeux un mystère particulier comme si elle n’avait pas tout à fait appartenu au monde réel. Il y avait aussi une porte dérobée, cachée au fond d’une penderie par laquelle on accédait directement à la chambre de ma grand-mère. Là, on reprenait contact avec la vie. Les fenêtres s’ouvraient sur un balcon d’où l’on entendait le bruit des dominos que les arabes faisaient claquer sur les tables du café maure qui se trouvait juste en dessous. Au delà, ce n'était plus que le marécage, brûlé par le soleil. Et quand le soir tombait, à l’heure où rentraient les troupeaux, c’était l'inlassable piétinement des moutons entrecoupé de bêlements. Alors les parents décidaient qu’il était temps de repartir. Ivre de jeux et de fatigue je m'endormais dans le tram du retour. Combien de dimanches ai-je passés ainsi, semaine après semaine, année après année, et les soirs de Noël au goût de dates fourrées, et les soirs de 14 juillet quand ma grand-mère nous menait, mes cousins et moi, sur la terrasse de la mairie pour assister au feu d'artifice, et qu'ensuite, à la fête foraine, nous nous donnions des orgies de manèges et de balançoires, dans une frénésie de lumières et de musiques et l'exaltation des parfums de berlingots et de barbe-à-papa !...
Mon grand-père était mort lorsque j'avais quatre ans et j'en gardais l'image, à la fois précise et fragmentaire, d'un vieillard dont la barbe avait la couleur du tabac qu’il puisait dans une blague en cuir à fermeture éclair. Il me regardait en souriant, d'un air un peu narquois, tout en roulant sa cigarette, assis sur son vieux fauteuil de cuir. Un jour il était tombé malade et lorsqu'on me fit entrer dans sa chambre, il gisait dans son lit, la tête dépassant à peine de la couverture. On me fit asseoir devant lui sur un petit fauteuil d'osier, et comme ce spectacle m'impressionnait, je fis pivoter le fauteuil pour lui tourner le dos, ce qui fit beaucoup rire la famille. Ce fut la dernière fois que je le vis. Comme le reste, sa mort me parut une chose naturelle et je ne me souviens pas d'en avoir éprouvé du chagrin. Pour moi la mort était inconcevable. Il était toujours là, dans cette maison que son ombre continuait à habiter. On me permettait parfois d’aller dans son bureau, que l’on avait conservé en l’état, pour contempler le chat empaillé qui trônait sur une étagère.
Après la mort de mon grand-père, ma grand-mère, que nous appelions Mémère, régna sans partage dans la maison. Elle présidait aux réunions de famille avec une douceur affectée dont ma mère prétendait qu'elle dissimulait une force implacable car elle la détestait. Comme mon père avait été le seul garçon de la famille au milieu de ses trois soeurs, on lui avait toujours fait croire qu’il était le chouchou. « - Tu ne vois donc pas qu’elles se moquent de toi ! » lui répétait ma mère. Sans doute en effet lui tenait-on rigueur de n'avoir pas su maintenir le statut social de la famille. Ma mère en était tenue pour responsable, et moi aussi par voie de conséquence. C'était pour nous qu'il était obligé de travailler. Ses soeurs au contraire avaient superbement réussi. Elles avaient toutes les trois fait de beaux mariages, la première en épousant un ingénieur centralien qui dirigeait à Bône une usine d’engrais et ressemblait à Vincent Auriol, la seconde un veuf, plus âgé qu'elle, qui avait deux filles d’un premier mariage et travaillait au service de météorologie de l’Université et la troisième enfin, la plus jeune et la plus jolie, un riche maroquinier, flambeur et charmant qui l’adorait. Ils vivaient avec leurs deux enfants, Jean et Philippe, dans un superbe appartement au dixième étage de l’Algéria un grand immeuble moderne qui possédait des ascenseurs en fer forgé et dominait toute la ville. Dans ce cadre délicat elle ressemblait à un Boticelli et je ne pus jamais, plus tard, me représenter Odette Swann autrement que sous ses traits. À trente-cinq ans elle mourut d'un infarctus.


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