Elles se déroulaient à El-Biar chez Tante Marthe et Oncle Albert. Autant Maison-Carrée reste liée pour moi aux chaos du tram, à la poussière de la route moutonnière, à l'oued desséché, à toute une pouillerie brûlante et odoriférante, autant El-Biar - ne serait-ce que par la douceur de ce nom qui fond sous la langue lorsqu’on le prononce - évoque dans mon souvenir un univers lumineux, clair et aseptisé. Deux mondes aussi antinomiques ne pouvaient pas avoir pour moi de communication et je me souviens de ma stupéfaction le jour où ma mère m’apprit incidemment que Tante Marthe n’était autre que la sœur de Mémère. Ainsi, de même que pour la sexualité, je progressais dans la découverte du monde par la révélation des liens unissant des choses qui m’étaient d’abord apparues entièrement disjointes. Je demeure persuadé que dans tous les domaines il en est ainsi : la connaissance progresse en établissant des relations entre des phénomènes qui nous ont d’abord paru étrangers les uns aux autres nous faisant avancer ainsi vers l’appréhension globale d’une unité que nous étions d’abord incapable de concevoir. En vérité je ne m’étais jamais posé la question de savoir s’il existait des relations entre Mémère et Tante Marthe, entre El Biar et Maison-Carrée, entre les réunions du dimanche et celle du jeudi, chaque chose dans ma vie existant seulement en elle-même et pour elle-même dans une succession d’instants parfaits qui se suffisaient à eux-mêmes. Pour moi il n’y avait rien de plus différent que ces deux femmes. Tante Marthe était mélancolique et effacée. Elle s'était réfugiée une fois pour toutes dans l'observation attentive de ses maladies imaginaires, laissant toute l’initiative à son mari qui représentait le type accompli du « vieux beau » avec son air gaillard et parfaitement stupide. Il avait une abondante chevelure blanche et mettait quand il sortait un canotier à la Maurice Chevalier. Il était toujours de bonne humeur et galant avec les dames (« - Ah ! cet Albert ! s’écriait mes tantes ravies). Mais lui n’en avait que pour son chien Riquet, une grosse bête blanche et rose à la chair dilatée à qui il tentait toujours en vain d’enseigner des tours et qui préférait se rouler le ventre en l’air pour s’offrir aux caresses de ces dames. Étais-je conscient à l’époque de ce que j’écris aujourd’hui ? Ce concept de « vieux beau », par exemple, peut-il correspondre à ce qu’était alors mon regard d’enfant ? et où serais-je allé chercher le canotier de Maurice Chevalier ? Je demeure persuadé cependant que tout ceci je le voyais déjà bel et bien, induit sans doute par le regard de ma mère qui se transmettait à moi avec ses propres mots, constituant ainsi peu à peu ce qui serait un jour ma propre vision du monde.
On allait à El Biar en trolleybus par l’avenue Gallieni bordée de glycines et de bougainvilliers qui montait en lacet en dominant la baie, après être passé devant le parc de Galland et le Palais d'été. Tante Marthe et l'oncle Albert possédait au Parc des Pins, ce qu’on appelait alors une « villa » c’est-à-dire un petit pavillon tout blanc avec un perron et des rosiers grimpants, un carré de pelouse par devant et un potager par derrière. Le cérémonial de ces réunions était en tous points identique à celui de Maison-Carrée, la petite troupe était la même. Les grandes personnes se réunissaient au salon et les conversations y étaient aussi longues et incompréhensibles pour moi qu’elles l’étaient à Maison-Carrée. Que pouvaient-elles donc avoir à se dire de si important les grandes personnes ? On riait, on jacassait à perte de vue, on s’indignait, on s’étonnait, on se disputait parfois, on se réconciliait, on buvait du thé, on plaignait Tante Marthe pour ses maladies, on admirait Albert pour les roses de son jardin. On parlait des arabes qui menaçaient de nouveau de se révolter (et je demandais à ma mère ce que ça voulait dire mais elle me répondait que c’était comme ça : de temps en temps les arabes se révoltaient, il fallait faire attention parce que ce n’était pas des gens comme nous). On parlait des juifs qui eux non plus n’étaient pas des gens comme nous mais là les choses étaient plus compliquées parce qu’on n’était jamais sûr de savoir les reconnaître. On se moquait par exemple de Madette parce qu'elle avait dit qu’elle était amoureuse de Tyrone Power : « - Mais tu ne sais donc pas qu'il est juif ! » Elle ne voulait pas le croire. « - Mais non, enfin ! Qui t’as dit ça ? – Je te dis que j’en suis sûr (mon père était champion pour les reconnaître) ». Elle en était toute déconfite. Elle racontait que son fils lui avait demandé l’autre jour comment on faisait pour reconnaître un juif et elle lui avait répondu « - Je ne sais pas, moi, ça se sent. » Le lendemain il était revenu de l’école en disant : « - Dans ma classe il n’y a aucun juif. – Comment le sais-tu ? - J’ai bien fait attention, ça ne sent rien. » On riait de ce mot d’enfant.
On riait, on était heureux d'être ensemble. Parfois, un ange passait et on entendait le carillon de Westminster accroché au dessus de la porte qui sonnait l'heure et les quart d'heure. Lorsque le soir commençait à tomber, nous allions nous asseoir, mes cousins et moi, sur les marches du perron, et je leur racontais des histoires aux péripéties infinies que j'inventais au fur et à mesure. À la fin il y avait toujours des demandes d'explications interminables car les différents épisodes ne collaient jamais tout à fait ensemble, il y avait des incohérences qu'il me fallait résoudre, des raccords que j'improvisais. La nuit tombante ajoutait au pouvoir de suggestion de mon récit qui devenait de plus en plus effrayant à mesure que le jour déclinait. Je finissais par m'y laisser prendre moi-même et tremblais avec eux. Je voyais leurs yeux dilatés comme des soucoupes se remplir de larmes, les miens se remplissaient aussi, et quand les parents venaient nous chercher pour repartir, ils nous retrouvaient serrés les uns contre les autres comme des hirondelles dans les arbres du square Bresson : Philippe et Jean, les deux fils de Madette, Mithé, la fille du météorologue, et moi assis sur la dernière marche. Jean était mon préféré. Il avait un an de plus que moi. Il était élégant, gracieux, déjà dandy comme son père. Il avait de l'esprit, portait avec élégance un foulard à pois sous le col de sa chemise et préférait souvent aller faire salon avec les grands plutôt que de rester avec nous. Il se suicida à vingt ans pour des raisons que j’ignore.
Personne ne savait alors, lorsque toute la famille se réunissait pour ces rituels immuables, que cette société orgueilleuse et sûre d'elle-même, enracinée dans le souvenir de ses ancêtres, dont la fortune s’était bâtie en développant ce pays qu'ils avaient découvert en friche et dont ils avaient fait une terre d’abondance en se battant contre le paludisme dans les marécages insalubres de la Mitidja, en se battant contre l’indigène arriéré, et contre la chaleur et la sécheresse et les vols de sauterelles dans le désert du Sud, que cette société repue d'autosatisfaction, de suffisance et de certitudes, était en train de verser dans le néant sans s’en apercevoir, et qu'un jour prochain leurs noms, leurs réseaux de relations et d'influences, ne signifieraient plus rien. Je les revois aujourd'hui sur une photo de l'époque, réunis devant le perron. Ils sont tous morts aujourd’hui : Albert et son chien dont il tient les pattes dirigées vers l'objectif, Marthe au regard triste, Mémère et ses trois filles, Simone, Madette et Germaine accompagnés de leurs maris (ce devait être mon père qui prenait la photo)… Mes cousins se souviennent-ils encore des jeudis d'El Biar et des histoires que je leur racontais. Les racines arrachées de leur passé pourrissent-elles encore en eux comme elles pourrissent en moi ? Ou bien ont-ils oubliés nos longues après-midi de soleil et de jeu, et ce bruit toujours si présent du carillon de Westminster qui, tous les quart d'heures, égrenait l'éternité ?


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