La première fois que je gravis l'escalier monumental du lycée Bugeaud je ressentis l'émotion d'un académicien reçu sous la Coupole. C'est qu'il y avait eu auparavant l'épreuve redoutable de l'examen de sixième. Celui-ci représentait aux yeux de mes parents une institution chargée par la société de départager le genre humain en deux espèces radicalement et définitivement distinctes l’une de l’autre : celle des individus à qui l’on accordait le droit de vivre et celle des innommables, des intouchables, des parias dans laquelle je ne risquais que trop, hélas d’être rangé car mon père avait déclaré péremptoirement : « - Il ne peut pas être reçu, il est nul en orthographe. » Ce à quoi ma mère répondait : - Mais puisque Mlle Dupuis a dit qu'il entrerait par la grande porte ! » La réponse était entre mes mains.
L'orthographe, il est vrai, n'était pas mon fort. Mes parents m'obligeaient à écrire chaque année des lettres de voeux à la famille et celles-ci étaient soumises à un contrôle sévère. J'étais obligé de recopier deux ou trois fois mon brouillon sans jamais parvenir à un résultat satisfaisant. Mon père me faisait bien un modèle, mais il restait toujours quelque faute d'inattention ou quelque erreur de présentation : les lignes étaient trop serrées, la marge trop étroite, j’avais oublié une lettre, je m’étais trompé d’accent, bref il me fallait tout recommencer. Au bout d'une heure cela se terminait en général par des gifles et des larmes et une nouvelle dispute entre mes parents : « - Je t'interdis de frapper cet enfant, tu m’entends ! - Tu n'en feras jamais rien qu’un bon à rien, je te dis ! Tu ne vois donc pas que c’est un abruti !… » Je ne comprenais pas pourquoi il était si nécessaire d'écrire des lettres de voeux à des gens que pour la plupart je ne n’avais jamais vus (il s'agissait des fameux cousins de ma mère) mais il fallait bien se soumettre chaque année à cet étrange rituel, sans compter les fêtes, les anniversaires, les mariages, les naissances. Qu'attendait-on de moi ? Depuis le retour de mon père, il y avait beaucoup de choses que je ne comprenais pas, et cela commençait à susciter en moi un sentiment d’injustice semblable à celui que j'avais éprouvée le jour où soeur Béatrice ne m’avait pas accordé la croix. Quand je faisais pipi au lit, par exemple (et j’avais recommencé à faire pipi au lit depuis le retour de mon père) celui-ci prétendait que c'était pour le narguer. Comment aurais-je pu le narguer puisque quand cela m’arrivait je dormais ? D'autre part il exigeait tous les matins que je lui dise bonjour. Quelle raison y a-t-il de dire bonjour à quelqu’un quand on ne l’a pas quitté ? De toutes façons, s'il en avait envie, il pouvait me dire bonjour lui-même au lieu d'attendre d'un air compassé que je le fasse. Pour lui obéir j'allais donc déposer sur sa joue un baiser aussi maussade que contraint. Ainsi s'installait peu à peu en moi l'idée que mon père se conformait à des règles qui ne ressemblaient pas à celles que j'avais connues jusqu'ici. Une autre chose aussi m'étonnait, c'est qu'il se refusait absolument à jouer avec moi, comme le faisait mon oncle Paul. On aurait dit qu'il y en allait de sa dignité. Chaque fois que je le sollicitais, il me disait : « - Va donc jouer tout seul ! » Et quand je m’exécutais c’était pour ajouter aussitôt : « - Arrête de faire l'imbécile ! » Et puis il y avait ses colères, ses fameuses colères !… À tout propos il se mettait à crier, il devenait rouge, tapait du poing sur la table. J'observais ce phénomène avec circonspection. Auparavant jamais personne ne s’était mis ainsi en colère devant moi.
Les semaines qui précédèrent la date fatidique de l'examen de sixième portèrent ces colères à leur paroxysme. Nous étions allés cet été-là passer quelques semaines de vacances à Miliana, l’examen devant avoir lieu à la rentrée. Une tante de mon père avait accepté de nous accueillir. C'était la première fois que nous partions en vacances. Nous allions prendre nos repas dans une pension de famille et je pus constater que chaque jour il ne se passait pas une seule fois sans que nous n’entrions dans la salle du restaurant au milieu des pleurs, des cris, des gifles et des lamentations. Et je me disais que les autres clients devaient nous prendre pour des fous.
Ce voyage avait été décidé pour échapper aux grosses chaleurs de l'été. Tante Clémence était la veuve d'un frère de mon grand-père paternel et depuis la mort de son mari elle n'avait jamais quitté cette petite ville nichée dans la montagne, au pied du Zaccar, où elle avait passé toute sa vie et où elle continuait à jouir de ce qu'il y demeurait de sa splendeur ancienne. Miliana, en effet, avait connu autrefois son heure de gloire lorsqu’un régiment de tirailleurs y tenait garnison et que des mines de fer en faisait la richesse, ce qui lui avait valu une visite de l’Empereur Napoléon III demeurée célèbre. Une photo de ce temps-là témoignait encore de cet âge d’or, lorsque l'avenue Saint-Paul, ombragée de platanes, rutilait de cafés et de belles toilettes. Et puis pour des raisons que j’ignore les temps avaient changés et ce n'était plus pour l'heure qu'une petite bourgade sommeillante, à peu près désertée par ses habitants à part quelques fantômes, comme ma grand-tante, qui y entretenaient encore le culte de leur glorieux passé.
Ce voyage fut une étape essentielle dans l'éveil de ma conscience : c'était la première fois que je quittais le lieu de mon enfance; pour moi le monde jusque là s'était limité à la ville où j'étais né et cette fois j'allais découvrir d'autres paysages, un autre climat, d'autres odeurs. Je me souviens de notre départ. Dès le début tout avait été extraordinaire. Il avait fallu quitter la maison de bonne heure pour prendre un vieil autocar qui partait du Boulevard. Et voici qu’au moment où nous arrivâmes devant la gare routière le soleil était en train de se lever. Jamais je n'avais vu cela : la baie tantôt violette, tantôt rose, tantôt mauve et à l'horizon le cap Matifou qui fait comme une longue traînée de sang. Je me retourne pour voir la façade de l'opéra derrière les arbres du square Bresson et celle-ci passe elle aussi successivement du rose au jaune puis au bleu puis au vert. Partout c’est une orgie de couleur. J’ai mal au ventre à cause du petit déjeuner trop vite avalé. Dans les arbres du square les hirondelles commencent à se réveiller et cela faisait un bruit continu de papier froissé. Le vieil autocar ronronne déjà, prêt à partir, tandis qu'on s'affaire autour de lui. Il y a des arabes en burnous, qui sentent la laine et le fromage de chèvre, des valises que l'on monte sur le toit et même un mouton qu'il faut hisser, les pattes entravées. Mon père mène d'âpres discussions à propos des billets que nous avons réservés et qui n’ont pas été correctement retenus, ma mère presse son foulard contre sa bouche pour se protéger des odeurs. Nous pouvons monter enfin, on nous indique nos places, et bientôt l'autocar prend la route dans un grand brinquebalement de ferrailles et de bêlements affolés.
Je ne savais pas ce que c’était que voyager, combien cela allait durer ni où ça allait nous mener. Je vis disparaître successivement la façade de l'opéra, le square Bresson, le Boulevard, nous traversons Belcour, Hussein-Dey. Dans les rues des fenêtres s'ouvrent, des têtes apparaissent : il y a des gens en train de se lever comme pour une journée normale ! Comment pourront-ils supporter de vivre une journée normale ? Comment pourront-ils supporter cette platitude routinière ? Nous, nous partons en voyage !… Voici maintenant le jardin d’Essai, la route moutonnière comme lorsque nous allons à Maison-Carrée, mais au lieu de prendre le pont de l’Arrach nous tournons à droite, et voilà ! Je ne reconnais plus rien. L'aventure vient de commencer...
… Une grande plaine interminable, des eucalyptus frissonnants le long de la route, la chaleur de plus en plus suffocante et toujours cette odeur de laine et de fromage de chèvre… mon front qui vibre contre la vitre... Je dors, un peu, je dors encore, je me réveille, je me rendors à nouveau, je ne sais plus si je dors ou si je veille. Et voici qu'on arrive à Blida, une petite ville, avec sa place miniature, au centre de laquelle trône un monumental kiosque à musique. Tout le monde descend pour prendre l'air. Je pose mon pied sur ce sol que je n'ai jamais encore foulé de ma vie, que je ne foulerai peut-être plus jamais : sentiment d'allégresse et de liberté.
Ce sentiment je l'éprouverai tout le long de ma vie, chaque fois que je ferai étape dans un lieu inconnu : l'absolu d'un instant qui ne renvoie qu'à lui-même... Je regarde les gens qui passent. Ils vont à leur travail, ils vaquent à leurs occupations ordinaires. Comment peut-on vivre ici ? Comme si ici c’était quelque part ! Et pourtant il y a des magasins comme chez moi, et ce café avec sa terrasse ressemble au Tantonville. J'éprouve une impression délicieuse au spectacle de ces choses à la fois étranges et familières. Et ainsi toute ma vie je rechercherai dans les villes traversées, non la différence mais la ressemblance, et ressentirai chaque fois cette jouissance extraordinaire à retrouver en tout le reflet d'un même modèle - comme si tous les squares du monde ne devaient jamais être que l'inépuisable déclinaison du square Bresson avec ses petits ânes gris et son kiosque à musique et tous les théâtres du monde d’infinies variations de l’Opéra d’Alger.
Cependant il avait fallu repartir et je regrettais déjà la petite place ombragée, son kiosque à musique, son café, ses magasins. Et voici que de nouveau nous roulons sur des routes en lacets, nous passons des cols, côtoyons des abîmes et de nouveau mon front vibre contre la vitre. J'ai mal à la tête. La lumière est blanche, trop blanche, il fait froid maintenant. La montagne ! C’est donc cela la montagne !… On dépasse de petits étangs, d'innombrables ponts au dessus de ruisseaux verdoyants qui se cabrent. Et puis enfin voilà, nous sommes arrivés !