Elle, elle était une fille d'artiste, son père ayant été peintre et directeur de l'École des Beaux-Arts. Il y avait des tableaux de lui dans plusieurs musées de France et la considération dont sa mémoire était entourée la vengeait de toutes les humiliations qu'elle avait à subir. Pourtant, quand elle évoquait ce père, qui était mort quelques années avant ma naissance, c'était toujours pour se plaindre de n’avoir de lui que de mauvais souvenirs et de n’en avoir jamais reçu la moindre marque d'affection. Il passait ses jours, disait-elle, à travailler dans son atelier et affirmait que les enfants n'étaient bons qu'à vous procurer des emmerdements. Quant à sa mère, elle avait toujours manifesté une préférence marquée pour son frère et elle lui en voulait beaucoup à cause de cela.
L'histoire de ma grand-mère, d’ailleurs, était hors du commun : elle était l'aînée de cinq ou six enfants et elle avait douze ans lorsqu'ils se retrouvèrent orphelins après que leur mère eut été emportée par une épidémie de choléra qu'elle était allé soigner en Italie, en reconnaissance de quoi toute la fratrie avait été recueillie à la Cour et élevée par une Demoiselle d’honneur de la Reine Mathilde. Ma grand-mère fut en réalité la véritable mère de ses frères et sœurs et ils avaient quatre-vingts ans sonnés, car ils vécurent tous très vieux, qu’elle les morigénait encore comme des gamins et qu’ils lui obéissaient au doigt et à l’oeil. C’est que c’était une femme de caractère, douée d'une énergie farouche qui la maintint en vie jusqu'à plus de cent ans. Très imbue de ses origines aristocratiques (elle était d'une vieille lignée protestante du Sud-Ouest) elle avait exigé par exemple que ses enfants lui disent vous et aurait bien voulu en faire autant avec moi si mon père ne lui avait pas déclaré péremptoirement à ma naissance : « - Il vous dira tu ou il ne vous parlera pas. » Elle haïssait mon père et ne pouvait contenir sa rage quand elle se disputait avec lui, ce qui arrivait à peu près quotidiennement. Elle se redressait alors de toute sa petite taille, comme un coq sur ses ergots et devenait toute rouge. Aucun des deux ne voulait lâcher prise et ils s’affrontaient dans des duels stériles jusqu’à ce que chacun s’en aille de son côté. Ma mère, quant à elle, lui reprochait le manque d'affection dont elle avait souffert dans son enfance et n'admettait pas la préférence si marquée qu'elle avait toujours manifesté pour son fils qui, à quarante ans, vivait encore chez elle. Elle en tirait un sentiment d’injustice qui la scandalisait, d’autant que ma grand-mère avait l’art de se faire passer devant les autres pour la douceur même alors qu’elle était, selon ma mère, dure et inflexible. Cependant elle admirait son sens esthétique et cette distinction aristocratique qui la différenciait de la famille de mon père où le mauvais goût bourgeois régnait de la façon la plus réjouissante. Mon père du reste en convenait et c'était pour lui une source de souffrance supplémentaire. Les frères et soeurs de ma grand-mère avaient eu de nombreux enfants et petits-enfants qui constituaient pour nous une société prestigieuse et lointaine où fleurissaient polytechniciens, diplomates et propriétaires terriens, et la grande tristesse de ma mère était de n’avoir pas les moyens d’accepter d’eux les invitations qu’elle aurait pu en recevoir de temps en temps car nous n'aurions pas été en mesure de les rendre. Les seules occasions que nous avions de les rencontrer, c'étaient donc aux mariages et aux enterrements. Un seul des frères de ma grand-mère, l'Oncle Léon, avait mal tourné : pendant son service militaire, qu’il avait fait à Saint-Flour dans la cavalerie, il avait fait la connaissance d'une petite lingère devant la boutique de qui il passait et repassait à cheval et finalement l'avait épousée. Le couple était allé ensuite s’installer à Paris où il avait ouvert, au grand scandale de la famille, un magasin de parapluies car la lingère avait la passion du commerce ! Elle recevait ses clients comme des amis tandis que son mari derrière un rideau réparait les parapluies. Je les connus, beaucoup plus tard, quand je vins passer une année chez eux à Paris car ils s’étaient offerts à m'accueillir, ne perdant jamais une occasion de rendre service à cette famille qui les avaient rejetés. Ils étaient très braves et très bêtes. Tante Marie menait un combat obstiné contre ce qu'elle appelait la crédulité des gens. Elle était du genre à qui on ne la fait pas. Elle restait persuadée, par exemple, qu'il fallait être bien naïf pour croire que la terre était ronde : « - Vous êtes allé y voir, vous ? » Et pour tout le reste c’était la même chose : on était manœuvré par des puissants qui vous racontaient n’importe quoi. Ma mère les aimait bien parce qu’ils étaient sans méchanceté et qu’ils la faisaient rire.
Les sentiments que nous suscitions dans la famille de ma mère étaient donc, dans le meilleur des cas, l'indifférence, tandis que dans celle de mon père c’était la haine et le mépris. On complotait dans notre dos des pique-niques pour les enfants où je n'étais pas invité. Il nous arriva ainsi de rencontrer mes cousins bardés de provisions qui partaient à la plage alors que nous les avions vus la veille et qu’on ne nous avait parlé de rien. Aux repas de Noël je n’étais pas invité. Mon père en souffrait dans son amour pour ses soeurs. Il y eut des éclats, nous cessâmes quelques temps de participer aux réunions du jeudi et du dimanche, et puis tout recommença. Comment aurions-nous pu faire autrement ?
Je venais enfin d'atteindre ma onzième année lorsqu'un événement considérable intervint dans ma vie : ce fut notre déménagement. Nous quittâmes la rue Jules-Ferry pour aller nous installer chez ma grand-mère rue Bab-Azoun. En effet mon oncle Paul venait de se marier et après avoir imposé à sa femme, pendant une année, de vivre chez sa mère, il venait enfin de se décider à acheter un appartement. La place était libre, nous décidâmes donc d'en profiter. Paul avait fait la connaissance de sa femme à son bureau. C’était une petite blonde, assez mielleuse, beaucoup plus jeune que lui, fille d’un colonel du génie, que j’appelai Tante Edmonde. Son arrivée chez ma grand-mère avait été un événement. Je les surprenais à chaque instant, lorsque j’allais chez elle, derrière une porte en train de s'embrasser. C’était dégoûtant ! Lorsque venait l'heure de la sieste ils disparaissaient dans leur chambre. J'eus alors l'idée de les observer par le trou de la serrure. Ils étaient couchés l'un à côté de l'autre, Paul tout nu sur le dos et Tante Edmonde en combinaison. Ils dormaient. Mais la vue du sexe de mon oncle exhibé entre ses jambes me choqua beaucoup. Je n'avais aucune idée de ce que j'aurais pu surprendre, d'ailleurs je ne les regardais pas pour surprendre quelque chose mais simplement par une sorte d'instinct qui me poussait vers ce qui me répugnait. Pénétrer ainsi dans le mystère d'autrui me passionnait. Je pris l'habitude à partir de ce jour de regarder tout et n'importe quoi dès que se présentait un trou de serrure. C'est ainsi que je surpris un jour le postérieur de ma grand-mère dans les cabinets. Je crois que ce fut ce jour-là que mon oncle me vit. En effet, dans la suite de la journée il s’était mis à me regarder avec un drôle d'air et il y avait un reflet inquiétant dans le verre de ses lunettes. Cela avait duré jusqu'au soir et je me sentais de plus en plus mal à l’aise lorsque voilà qu’au moment où je dois partir il m’appelle et me dit qu’il veut me parler. J’en étais presque soulagé. Il me prend à part et me fait avouer mon forfait. Je suis éperdu de reconnaissance parce qu’il me délivre enfin d’un poids qui me devenait insupportable. Il m'explique que je me suis mal conduit mais qu’il me pardonne si je lui promets de ne pas recommencer. Je promets tout ce qu'il veut, je me jette dans ses bras et il m'embrasse pour me donner l'absolution. J’ai oublié à partir de ce jour les trous de serrure et cette fascination stupide pour des secrets qui ne m'intéressaient même pas.
Mais je continuais, je ne sais pourquoi, à manifester une incroyable agressivité à l'égard de tante Edmonde. Je m'amusais à l'insulter sous n’importe quel prétexte avec une vulgarité qui la stupéfiait et qui me stupéfiait moi-même. Je lui ressortais tout ce que j'avais entendu dire sur elle par mes parents. Ma mère en effet était scandalisée par son égoïsme et son comportement hypocrite à son égard, prétendait-elle. Alors je lui disais qu'elle n'était qu'une merde et que si elle n'avait pas été ma tante je l'aurais étranglée, je l’aurais jetée par terre et je lui aurais craché dessus. Elle se mettait à pleurer et j'étais étonné de constater le pouvoir que j’avais sur elle.
Lorsque mon oncle et elle partirent s’installer dans leur nouvel appartement sur les hauteurs de la rue Michelet (un superbe appartement lumineux et moderne, agrémenté d’une grande terrasse) mes parents convinrent donc avec ma grand-mère que nous viendrions prendre leur place. Je me souviens de mon désarroi le jour du déménagement. C'était la première fois de ma vie que je déménageais et il me semblait que le monde s'écroulait autour de moi : je vis se défaire sous mes yeux cet univers dans lequel j’étais né, qui avait été le mien depuis toujours, dans lequel j’avais découvert la vie, dans lequel j’avais connu un bonheur absolu avec ma mère durant les années de la guerre. Il ne restait plus maintenant de tout cela qu'une coquille vide encombrée de papiers et de détritus et un matelas par terre sur lequel on me dit que je passerai ma dernière nuit. C’était le jour, je m’en souviens, où l’on venait d’apprendre la mort de Louis Jouvet et j'écoutais à la radio les hommages qui lui étaient consacrés. On passait des extraits de ses films et j’ai encore dans la tête le son de sa voix qui reste lié pour moi au désarroi dans lequel j’étais ce jour-là. Je grelottais dans mon lit, je sanglotais et criais au milieu de mes sanglots : « - Mais pourquoi est-ce que vous m’avez fait ça ! pourquoi ? pourquoi ? moi, je ne demandais rien, je voulais rester ici simplement, rester ici, vous comprenez !... Je ne veux rien d'autre que rester ici !… » Et pendant ce temps dans le poste on entendait la voix du grand comédien qui disait (je crois qu’il s’agissait de Carnet de Bal) :
« - Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé. »

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)