Cela fait comme un tunnel de verdure sous lequel la lumière est douce et rafraîchissante. Nous avons sonné à une grande porte grise et nous attendons qu’on vienne nous ouvrir, nos bagages posés à même le trottoir. Mon père nous a dit que cette rue s’appelle l’avenue Saint-Pierre et que c’est là qu’habite Tante Clémence. Après un long moment la porte s’entrebâille et une minuscule vieille dame à la voix de souris se répand en sourires et en exclamations en nous apercevant et nous ouvre les bras. Congratulations, présentations… Elle nous fait entrer, nous précède dans un grand hall puis un curieux escalier de bois qu’elle gravit marche par marche en s'aidant d’une canne tout en appelant « - Titi! Titi! » pour faire venir un chat qui ne daigne apparaître. Je ne sais plus ce que nous avons fait le reste de la journée, je devais être mort de fatigue. Je me souviens seulement que ce soir-là je me suis endormi sur un lit bombé, trop grand pour moi, avec de grosses barres de cuivre derrière la tête et que quand je me suis réveillé c’était déjà le lendemain matin et la chambre était toute baignée de cette même lumière douce et verte que j’avais découverte la veille. Le feuillage des platanes venait caresser les vitres derrière les fenêtres. À l’intérieur les murs de la chambre était tapissés d’un brun indéfinissable, il y avait une armoire à glace, un parquet aux lames disjointes et une descente de lit qui sentait le moisi. Seule la lumière dehors semblait toute neuve. Des volées de cloches cognaient à la fenêtre, on entendait en bas des gens qui riaient, c'était dimanche. Un bataillon de scouts défilait en chantant. Je sortis sur le balcon. Au dessus des toits, de l’autre côté de la rue, on voyait une grosse montagne toute grise qui paraissait à portée de main, et le ciel était de satin.
Tante Clémence semblait inséparable de ses meubles. Elle vivait dans le souvenir du temps où son mari était une notabilité de la ville, dont il avait été maire et montait à sa fenêtre une garde éternelle en pensant que toute la population l'observait. Nous allâmes rendre visite à sa voisine, mademoiselle Piednoir, autre sentinelle de l'éternel, qui passait elle aussi ses journées derrière sa fenêtre. Elle était centenaire et avait l'esprit encore alerte. Elle nous raconta qu'enfant elle avait rencontré l'Empereur quand il était venu en visite et je la regardais intensément, tachant de discerner sur elle la trace matérielle de cet événement inouï. Mais ce n'était qu'une vieille dame ordinaire qui se contentait de hocher la tête en évoquant ses souvenirs.
L'éminence de la position qu'occupait Tante Clémence lui valait l'honneur d'héberger chez elle le général commandant la garnison qui occupait un appartement à l’étage au dessus. On peut imaginer la fierté de mes parents à l'idée de cohabiter avec un général ! Celui-ci avait une fille, à peu près de mon âge. Ce serait enfin une compagnie digne de moi. Le lendemain, 14 juillet, le défilé militaire passa dans notre rue et la musique - suprême distinction ! - vint stationner sous nos fenêtres.
Puis la vie s'organisa doucement dans la poussière de cette vieille maison plongée le soir dans la pénombre car Tante Clémence par soucis d’économie n’employait que des lumignons. Elle m'avait ouvert sa bibliothèque, une lourde bibliothèque de chêne qui contenait des livres d'un autre âge : les aventures de Rintintin, le Savant du Foyer, avec des gravures tachetées de moisissure qui représentaient des machines compliquées et sur lesquelles retombait un papier de soie veiné de nervures serpentines. Il y avait également un gros livre en toile verte intitulé Qui Que Quoi Comment ? qui prétendait répondre à toutes les questions qu'on pouvait se poser sur n’importe quel sujet (on y trouvait en particulier une carte du ciel, une sorte de disque d'un bleu profond comme un flacon de Soir de Paris qui tournait autour d'un axe et sur lequel on pouvait reconnaître Saturne et ses anneaux, la Grande et la Petite Ourse.
Après le déjeuner on m’obligeait à faire la sieste, c'est-à-dire à rester au lit au moins jusqu'à trois heures, la grosse horloge du couloir faisant foi. J'écoutais son tic tac désespérant de lenteur jusqu'à ce qu'enfin un grincement du mécanisme annonçât le signal libérateur. Alors je me levais, dans la paix somnolente de la maison, j'allais feuilleter les livres de la bibliothèque dont la tranche dorée couverte de poussière retrouvait son éclat sous mon doigt. Je découvrais aussi, derrière des vitrines, d'étranges instruments. Il y avait en particulier un microscope de cuivre à travers lequel je ne pus jamais voir autre chose que mon oeil démesurément agrandi. J'aurais bien voulu aussi atteindre le chat qui rôdait toujours par là, mais il se jetait derrière les meubles en poussant un cri rauque dès qu'on voulait l’approcher et restait ensuite, à vous regarder d’un œil rond comme si quelque malédiction lui avait interdit d’approcher les humains.
L’après-midi avançait tout doucement. Tante Clémence s’occupait à faire des madeleines. Avec un pinceau, elle huilait minutieusement le moule, coquille par coquille, rainure par rainure. Nous la regardions faire, fasciné par sa lenteur. Mais le temps avançait si peu dans cette petite ville somnolente ! Vers cinq heures, quand la chaleur diminuait, nous allions faire un tour. Au carrefour de l'avenue Saint-Paul et de l'avenue Saint-Pierre, il y avait une tour carrée, couverte de lierre. De là on voyait la perspective des deux avenues s'enfoncer sous leur voûte de verdure. De la boutique d'un barbier sortait un filet de musique orientale, nasillard et désespéré, qui s'élançait à l'assaut du Zaccar, cette grosse montagne pelée que l'on voyait de partout au dessus des toits. À la terrasse du café maure les arabes, dans leur burnous, faisaient claquer des dominos ou restaient là à méditer en se curant un ongle du pied. D'autres devisaient à voix basse, interminablement, et leur visage brun, ridé, restait impénétrable. Des yaouleds faisaient des barrages avec leurs mains dans les ruisseaux qui couraient le long des rues. De l'eau, il y en avait partout ici. Mille sources descendaient de la montagne. Nous montions ainsi jusqu’en haut de la ville, puis, au delà des remparts, nous poussions jusqu'au cimetière. Mes parents aimaient aller ainsi se replonger dans un passé prestigieux. Il déchiffraient les noms sur les tombes, évoquaient des personnages qu'ils avaient connus ou dont ils avaient entendu parler. Il y avait de vieilles tombes aux stèles brisées, d'autres toute neuves avec des filigranes de métal et le portrait du défunt dans un médaillon de porcelaine couleur sépia. Dans l'intervalle des tombes des lézards parfois traversaient comme des éclairs. L'allée centrale, rectiligne, était bordée de cyprès. Il y faisait presque sombre, on y marchait sur un tapis élastique d'aiguilles noires et pendant que mes parents, penchés sur une tombe, s'occupaient à déchiffrer un nom, j’avançais lentement dans cette allée comme dans un monde qui m'aurait appartenu et dont j'aurais été le seul habitant et je m'éveillais ainsi au sentiment de ma solitude. J’éprouvais une sorte de volupté à m'asseoir sur un de ces bancs vermoulus où ne devait jamais s’asseoir personne et là j'écoutais le silence. Je m'imaginais être dans le parc d'un château désert dans lequel j'aurais été condamné à errer ainsi, à jamais solitaire, possesseur et prisonnier d'un domaine où tout était mort. Et les portraits émaillés au dessus des pierres tombales continuaient à sourire en m'adressant le témoignage familier d'un temps que je ne connaîtrais jamais, d’un temps où je n’existais pas encore. J’aurais voulu savoir à quel moment de leur vie cette photo avait été prise, quel était leur sentiment à cet instant, j’aurais voulu tout savoir de leur vie, de leur famille, de leurs pensées. Mais si proches de moi que fût ce reflet qui me parvenait d’eux, ils m’échappaient pourtant irrémédiablement.
Nous restions là souvent fort tard, jusqu'à ce que le soleil décline et que l'air devienne froid car la nuit tombait vite dans la montagne. Les pentes du Zaccar plongeaient déjà dans une ombre lugubre et nous nous hâtions de retourner en ville. Mon père nous disait que la nuit, quelquefois, on entendait hurler les chacals et qu’il n’y a pas si longtemps des lions rôdaient autour encore des remparts. Nous retrouvions avec bonheur l’avenue Saint-Paul qui entre temps s'était éclairée. Ce n'était plus le vide sauvage et brûlant de l'après-midi mais le réveil d'une civilisation légère et satisfaite. Tout rutilait dans les cafés, sous des guirlandes d'ampoules électriques, les notables en costume clairs buvaient un verre à la terrasse. Il y avait dans l'air des tintements et des rires et le vent faisait frissonner le lierre sur la tour carrée au milieu de la place. Le vert des feuillages sous les lampadaires avait la couleur artificielle des limonades et des menthes que l’on voyait sur les tables. Des jeunes gens descendaient et remontaient en se donnant le bras. Les filles avaient des cheveux blonds et des robes de couleur vive. Et moi je me sentais encore plein d'ombre et de silence.
Nous poussions jusqu'à l'autre côté de la ville. Là il y avait une grande place en balcon qui dominait la plaine et que l'on appelait la Pointe des blagueurs. Elle portait bien mal son nom car il n’y avait jamais personne. Au loin le soleil brillait encore et l’on voyait scintiller une rivière qui traversait les champs comme une longue traînée de plomb fondu. Il n'y avait aucun bruit sauf parfois l'aboiement d'un chien au loin ou le cri d'un enfant comme étouffé par la distance… Puis nous revenions en ville pour dîner et après le dîner nous allions à la séance de cinéma en plein air. C'était dans les jardins qui se trouvaient au dessus des remparts. On y voyait les mêmes personnes que l'après midi, heureuses, endimanchées. La jeunesse s'asseyait devant et les autres derrière autour de longues tables où l'on servait les mêmes boissons rafraîchissantes. Entre les arbres il y avait l'écran, comme un grand fantôme blanc. Quand la lumière s'éteignait, l'image semblait flotter dans le ciel au milieu des étoiles. Et dans la pâleur laiteuse du clair de lune, Gary Cooper embrassait Ingrid Bergman sur fond de rochers en technicolor.
Encore plus haut, juste derrière, il y avait la piscine, où nous allions après le film terminer la soirée. Là, on entrait dans un monde sombre et calme. De grandes pelouses de velours noir descendaient vers le bassin et la surface de l’eau était lisse comme de l’huile. À cette heure-là il n'y avait jamais plus de deux ou trois baigneurs dont les ébats incongrus agitaient à peine la surface. Quand l'un d'eux plongeait, l'eau se refermait aussitôt sur lui sans faire de bruit. Sur une terrasse en ciment, éclairée par des projecteurs, quelques couples dansaient. L’air à la mode cet été-là était une chanson de Georges Ulmer : Je me souviens des beaux dimanches, quand vous veniez en robe blanche…
Mystère des lieux et des âges ! Pourquoi est-ce là précisément, dans l'été brûlant de cette petite ville morne et fanée, respirant encore le fade souvenir de sa splendeur passée, que je vécus ce qu’on peut appeler, comme l'écrit Jean-Paul Sartre « l'apparition fortuite et bouleversante de la conscience de soi » ? Je n'y connus pourtant qu'une certaine qualité d'ennui, les continuelles colères de mon père, et les deux petites camarades que le sort m'avait données à la grande joie de mes parents, Bernadette, la fille du général, et son amie Mireille, la fille du maire. L'une était blonde et l'autre brune et elles portaient toutes deux des nattes enroulées en macarons au dessus des oreilles. Le matin nous allions faire des pâtés de sable dans le jardin du cercle militaire et lorsque je fredonnais Moi je m'en fous, je m'en contrefous elles se scandalisaient que mes parents puissent me laisser chanter des horreurs pareilles.
Nous repartîmes au bout de quinze jours et je ne revis jamais mes deux petites camarades.


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