Bien sûr nous en parlions au lycée, nous ne parlions même que de ça ! L’un prétendait avoir déjà caressé un sein et nous décrivait avec force détails que je ne comprenais pas toujours l’effet que ça faisait, un autre racontait qu’il était allé au bordel. Il proposa de nous y emmener. En réunissant tous nos sous nous avions obtenu un gros billet que nous pensions suffisant et nous nous étions donné rendez-vous sous les arcades du Boulevard. Il fallait monter au premier étage d’une maison d’aspect ordinaire, sonner et dire simplement : « - Je viens de la part de Raymond. » Une femme vint nous ouvrir, d’allure peu aimable, et nous demanda ce que nous voulions. « - Nous venons de la part de Raymond. » Elle nous regarda avec circonspection et finit par nous dire qu’elle ne connaissait pas de Raymond. Nous repartîmes en nous excusant et en pensant que nous avions dû nous tromper d’adresse.
Il y avait bien quelques jeunes filles au lycée, des élèves des classes préparatoires, mais nous ne les apercevions que de loin. Une petite blonde en particulier enflammait mon imagination. Je l’apercevais de temps en temps pendant les récréations. Elle était d’allure charmante, pure et innocente, mais quelle chance avais-je de lui parler un jour ! Il y aurait fallu des circonstances extraordinaires, un incendie par exemple ou un tremblement de terre comme celui d’Orléansville. Alors je l’aurais arrachée des ruines en la prenant dans mes bras et elle m’aurait remercié ensuite de lui avoir sauvé la vie… mais il n’y eut jamais d’incendie ni de tremblement de terre.
Le lycée était un univers clos comme une caserne. J'y goûtais un bonheur d'une espèce particulière, un bonheur un peu triste et pourtant plus profond que tout ce que je connus par la suite. Mes compagnons étaient des garnements souvent plus âgés que moi, nos rapports quelquefois étaient durs, mais nous formions une communauté. Les arabes constituaient un groupe à part, compact et solidaire, qui occupait généralement le centre de la classe. Ils avaient leur propre organisation, leurs propres règles, ne chahutaient jamais, ne communiquaient guère avec nous, mais nous vivions pourtant en bonne intelligence. Une autre communauté était celle des pensionnaires dans laquelle arabes et français étaient mêlés, un véritable clan se distinguant par la blouse grise qu'ils portaient. Ils affichaient un mépris absolu pour nous. Baudin était leur chef. Les autres affectaient de lui obéir au doigt et à l'oeil. Avec nous il s'amusait comme un chat avec des souris, mettant par exemple un doigt nonchalant sur le nez de sa victime. L'autre se débattait, cherchait à se dégager, mais toujours le doigt revenait avec juste ce qu'il fallait de force pour s'y maintenir et c'était ainsi la victime elle-même qui réglait l'intensité de la violence qu'elle avait à subir en proportion de la résistance qu'elle lui opposait. Si bien qu'on finissait toujours par lui céder.
Je revis Baudin quand j'étais étudiant. C'était lors d'une fête organisée à l'hôtel Saint-Georges. Il faisait partie des domestiques qui se tenaient à l'entrée pour prendre les vestiaires. J'arrivais en compagnie de deux jeunes filles en robe du soir et lorsque je l'aperçus je courus vers lui la main tendue, content de le revoir. Mais il me regarda sans qu'un pli de son visage ne bouge puis, comme si de rien n'était, prit mon manteau et me tendit mon ticket. Décidemment il était toujours le plus fort.
Les années se succédèrent ainsi d'une classe à l'autre. Notre destin suivait un parcours prévisible que nous pouvions anticiper dans l’image de ces trois cours que nous aurions successivement à traverser : celle des petits, où régnait monsieur Sauvage, celle des moyens, royaume de monsieur Gambini, qui portait beau avec son gilet et sa montre en or, et enfin celle des grands où avait lieu chaque année la distribution des prix. Là on ne jouait plus, on déambulait par petits groupes, on parlait politique, on commentait la dernière causerie de Mendès-France, on débattait philosophie. Quelle était l’influence de nos professeurs sur le développement de nos idées ? Paradoxalement fort réduite. Certains d'entre eux étaient pour nous des dieux mais le monde sur lequel ils régnaient était totalement étranger à la réalité que nous avions à côtoyer et ne dépassait pas les limites de leur classe. Ainsi monsieur Fredj, le professeur de mathématiques, qui nous faisait réciter les cas d'égalité des triangles en nous notant uniquement sur la rapidité de notre élocution : la moindre hésitation valait un zéro. Et nous nous exercions avant d'entrer en classe comme des acteurs s'acharnent sur un exercice de diction. Nous avions pour lui une dévotion absolue. Nous goûtions avec idolâtrie son parler un peu lent que nous tentions d'imiter aux récréations. Il nous appelait Toto, Pierrot, Roro, en utilisant un jeu assez réduit de surnoms qu'il appliquait indifféremment à tous, ce qui portait notre amour pour lui à son comble. Le professeur d'histoire au contraire se plaisait à jouer les tortionnaires et nous subissions sans même penser à nous révolter sa dictature inepte. Il s'était vanté le premier jour d'être un ancien joueur de rugby, partisan de la manière forte. Il n'en avait pas l'allure pourtant, petit, voûté, des mèches grasses retombant sur son col, un teint couperosé qui laissait deviner un goût prononcé pour la boisson. Il nous menaçait pour nous punir de nous faire tenir toute l'heure à genoux sur une règle. Sans trop y croire nous restions prudents cependant, trop occupés à prendre le cours qu'il nous dictait à toute vitesse pour nous obliger à nous tenir tranquilles. On le considérait comme un fou, un être dangereux, mais on l'acceptait puisqu'il faisait partie de l'ordre des choses tant il est vrai que ce manichéisme, selon lequel le monde s'ordonnait entre les bons et les mauvais professeurs, finalement nous rassurait.
Ceux pour qui nous n'avions aucune considération, c'étaient les jeunes, qui s'efforçaient d'être proches de nous. Les vrais dieux étaient au contraire, ceux qui, comme monsieur Fredj, savaient allier à une apparence redoutable un fond de bonté qui ne se laissait deviner que peu à peu. À cette catégorie appartenait aussi le professeur de sciences naturelles, monsieur Baccri. Le premier jour, il nous avait montré un trou dans le grillage de la fenêtre : « - C'est par là que je passe ceux qui m'embêtent ! » avait-il déclaré en ricanant méchamment. Nous n'avions pas accordé un total crédit à ses paroles mais dans le doute... Il était petit, sec et nerveux, avec de grosses lunettes et des cheveux crépus. Un jour que j'étais allé au cinéma voir un film de Bourvil, il était assis devant moi et je le vis rire ! Cruelle désillusion ! c’était un homme comme les autres !…
Mais il y avait aussi les professeurs chahutés, avilis par le traitement que nous leur faisions subir, c'était des dieux eux aussi, mais des dieux d'une espèce inférieure. Le sadisme que nous exercions sur eux n'était que l’exact envers du masochisme que nous manifestions avec les autres. Il y en avait un en particulier, que nous avions surnommé « Caméléon » parce que ses yeux mi-clos et globuleux, semblaient perpétuellement assoupis au milieu du vacarme qui l'entourait. Rien ne le détournait de sa rêveuse mélancolie et il alignait les chiffres sur le tableau (il était professeur de mathématiques) d'une allure monotone sans se soucier le moins du monde d'être entendu, au milieu des boulettes de papier et autres projectiles divers qui rebondissaient autour de lui. Par quel don mystérieux avait-il le pouvoir de déchaîner ces bacchanales ? Il y avait du sorcier en lui, on avait l'impression qu'il en était le secret organisateur tout en feignant d’y rester indifférent. Après son départ ce fut un professeur d'espagnol qui lui succéda dans le rôle. Il semblait en avoir la vocation et pressentait déjà son destin car lorsqu'il arriva au lycée il déclara le premier jour : « - Yé né veut pas qué l'on mé chaoute. » Méchaoute ! Méchaoute ! hurlèrent aussitôt les élèves. Le matin même tout le lycée savait qu’il s’appelait Méchaoute et beaucoup croyaient même que c’était son véritable nom. Ses collègues ne le nommaient pas autrement. Mais Méchaoute, au contraire de Caméléon, était un homme heureux, un bon vivant, toujours de bonne humeur, il adorait ses élèves et au fond nous l'adorions aussi. Il était rond, affable, avide de contacts. Mais dès qu'un rapport sympathique commençait à s'établir entre lui et nous, une lueur dans son regard, un tremblement dans sa voix, quelque chose nous rappelait à notre devoir, et nous recommencions à crier : « - Méchoute ! Méchaoute !… »
Ainsi se passèrent six années de ma vie, dans ce lycée Bugeaud, immense bastille installée au pied de la Casbah. Mes parents se désolaient de n'avoir pu m'inscrire au lycée Gautier qui, à l'autre bout de la ville accueillait les enfants des quartiers bourgeois. C'est à Gautier qu'étaient mes cousins. Mais moi j'aimais ces épaisses murailles de pierre, ces longues arcades, ces terrasses de briques rouges et la vieille salle d'étude, creusée à même le roc, où l'on passait parfois de mornes après-midi à somnoler sur une version latine ou un problème d'algèbre, tandis que de dehors nous parvenait l’invraisemblable rumeur d’une foule grouillante où se mêlaient le cris des marchands de beignets, ceux des yaouleds qui jouaient au ballon, ceux des femmes qui s’interpellaient d’une terrasse à l’autre et la sempiternelle sonnette du tramway qui accompagnait le râle métallique de ses entrailles.


NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)