Ils avaient lieu trois fois par semaine et se tenaient dans cette même salle où j'avais passé l’épreuve d’admission. J'arrivais toujours un quart d’heure avant tout le monde pour me retrouver seul dans cet endroit qui avait vu mon premier triomphe. Je déambulais sur l’estrade, écoutant le craquement des planches sous mes pieds, respirant l'odeur du bois et des rideaux en toile de jute qui cachaient les coulisses. Par la grande baie vitrée en face de la scène on pouvait observer le grouillement du port et les lumières des bateaux dans la rade.
Au bout d'un moment les autres élèves commençaient à arriver ainsi que madame Favart, enchapeautée et enroulée dans son renard argenté. Elle allait s'installer sur le canapé qui devait en principe servir au décor des scènes mais qu’elle réservait à son usage personnel pour tenir salon car beaucoup de mères venaient en effet assister au cours avec leur progéniture et l’on s’entretenait longuement des sujets les plus divers entre deux auditions d’élève. Il était question en général des derniers événements de l’actualité ou de grandes questions morales et philosophiques, et accessoirement du théâtre. Pour madame Favard, seul quelques acteurs légendaires détenaient le secret de leur art tel qu’eux-mêmes l’avaient reçu des maîtres d'autrefois. Elle nous parlait de Madame Dussane dans Dorine, de Denis d'Ines dans l'Avare, de Berthe Bovy dans Poil de Carotte ou de Jean Veber, le divin petit marquis !... Je l'écoutais de toutes mes oreilles ; je me répétais ces noms fabuleux en regardant le soleil se coucher sur la baie. Lentement la lumière déclinait, les balises du port s'éclairaient tandis qu’elle continuait à égrener ses souvenirs : Julia Bartet la divine, Cécile Sorel irremplaçable Célimène, Albert Lambert, de Max, Paul Mounet, André Brunot, Catherine Fontenay… sa voix de tyrolienne montait et descendait, régulièrement relancée par le choeur des mères qui savaient toujours poser la bonne question au bon moment pour relancer l’inépuisable monologue. Entre deux conversations elle consentait à jeter sur une scène un regard distrait mais c'était dans ses conversations que passait l'essentiel de son enseignement. Elle nous transmettait ainsi toute une vision du monde, un système de valeurs auquel nous adhérions avec un fanatisme aveugle, buvant ses paroles dans une silence respectueux, à moins que l'un de nous ne risquât une timide contradiction, purement rhétorique, à seule fin de lui permettre de rebondir : « - Moi, madame, lançait par exemple l’un de nous, je trouve qu'ils ont raison après tout, ces peintres modernes, de se moquer de nous, puisque ça marche ! (car les peintres modernes étaient l’une de ses bêtes noires) – Non mon petit, ce n'est pas l'argent qui fait le bonheur, ce n’est pas le succès. La seule chose qui compte c’est la sincérité. Moi, quand je jouais au Casino Music-hall, le public m'adulait, j'aurais pu obtenir ce que je voulais. Mais je n'ai jamais accepté de faire la moindre compromission. »
Nous acquiescions à ce discours qui dénonçait un monde où régnait partout le mal, la corruption, tandis qu'elle-même occupait la place de l'ange rédempteur entouré du seul petit cercle de ses disciples miraculeusement épargnés par le vice,. À côté de nous, l’autre classe, « les Marandon » figurait le parfait contre-exemple. Reine Marandon était une vieille fille un peu sèche qui se voulait moderne et faisait jouer à ses élèves des auteurs aussi extravagants que Claudel ou Jean Genet, ce genre d’auteurs auxquels on ne comprend rien et qui vont sans raison à la ligne au milieu d’une phrase. Nous, nous avions le culte du beau vers, nos auteurs favoris étaient Casimir Delavigne, Théodore de Banville, Francisque Croisset ou Flers et Caillavet. Je lisais toutes ces pièces dans les vieux numéros de la Petite Illustration que j’avais trouvés dans la bibliothèque de ma grand-mère, acquerrant ainsi une culture sans égale sur toute une littérature totalement oubliée aujourd’hui. Quant aux grands rôles classiques, chacun était attaché à l'interprétation d'un acteur mythique qui l'avait une fois pour toutes illustré. Il ne s’agissait que de l’imiter d’après les récits qu’elle nous en faisait ; jouer comme Mounet Sully ou Coquelin l’aîné. Et moi, qui croyais en effet qu'il existait quelque part un point de perfection qu'il suffisait d'atteindre pour devenir un grand acteur, je ne doutais pas que grâce à elle et à force de travail, je finirais par y parvenir.
Sans doute tout ceci peut-il paraître bien dérisoire mais je n’en renie rien cependant. D’abord je ne renie pas le bonheur que je connus durant toutes ces années dans la classe de madame Favart et ensuite je ne renie rien non plus de ce que j’y ai appris. Toute une partie de ma sensibilité je la lui dois et il m'a fallu une vie entière pour comprendre que l’essence du vrai théâtre se cachait peut-être justement dans Miquette et sa mère ou les Enfants d'Édouard mais ceci est ujne autre histoire.
Au fond peut-être que cette découverte que je fis du théâtre cette année-là reste pour moi relativement secondaire malgré tout par rapport à un autre événement qui lui est lié mais qui bouleversa beaucoup plus considérablement ma vie : ce fut l’apparition des femmes ! Car on ne peut pas imaginer à quel point la fréquentation quotidienne des jeunes filles de ma classe à partir de ce jour fut pour moi quelque chose d’extraordinaire. Mon univers avait été jusque là exclusivement masculin si ce n’est, comme je l’ai dit, les quelques élèves des classes préparatoires que j’apercevais au lycée pendant les récréations, et voici que maintenant, du jour au lendemain, je me voyais assis le plus naturellement du monde sur le même banc que celles qui faisaient partie de ma classe, dont la plupart avait dix-huit ou vingt ans. Et je pouvais leur parler, les tutoyer, entretenir avec elles des relations de camaraderie. Elles m’appelaient par mon prénom, plaisantaient avec moi, nous avions des relations de familiarité, voire même parfois de complicité. Bien sûr tout ceci n’était que du faux semblant, elles demeuraient en réalité pour moi des princesses lointaines, auxquelles je vouais une adoration sans espoir. Espoir de quoi d’ailleurs ? J’ignorais absolument ce qu’on était en droit de désirer en ce domaine. Mais il restait l’exaltation d’un sentiment platonique et sublimé. Je tombai amoureux. Celle qui devint l’objet de ma flamme était un peu grosse, mais ce qui suscitait mon émotion c'était son visage et son regard, bon, ouvert et lumineux. Il me suffisait de prononcer son nom pour que mon cœur se mette à battre. Elle travaillait le rôle de Marinette dans le Dépit Amoureux et madame Favart me demanda un jour de jouer celui de Gros René pour lui donner la réplique. Je crus défaillir de bonheur. À la fin de la scène je devais me jeter dans ses bras. Comme j’hésitais un regard de madame Favart m’encouragea à le faire et alors, jouant mon va-tout, je m’élançai sur elle et atterrit sur sa poitrine. Je sentis ses gros seins s'écraser contre mes épaules (car j’étais assez considérablement plus petit qu’elle), je n’oublierai jamais cette sensation. Je l'aimais comme j'aimais le théâtre, j’aimais l’un et l’autre à la fois je ne voulais plus rien faire d'autre que ce métier qui était « le plus beau métier du monde », j’aurais voulu jouer avec elle tous les grands rôles du répertoire. Et le soir en rentrant chez moi j'écrivais son nom sur de petits papiers que je faisais brûler ensuite pour en recueillir la cendre.
Mais l'année suivante l’apparition d'une nouvelle balaya en un instant son souvenir. Il faut dire que celle qui venait d’arriver était d’une beauté foudroyante. Mince, dotée d’une chevelure épaisse et noire et de grands yeux verts aux cils immensément longs, elle se déplaçait avec une sorte de majesté dédaigneuse qui créait autour d'elle un cercle de silence et d’admiration. Tout le monde était fasciné par elle à commencer par madame Favard et par ma mère elle-même qui la croisa un jour dans un couloir alors que nous étions venus chercher des résultats et qui en resta stupéfaite. « - Mais c’est une beauté ! s’écria-t-elle. Comment peut-on être si belle ! » Cette splendide créature fixa aussitôt pour moi et à tout jamais l’idéal d’une beauté inaccessible que je ne pus jamais retrouver ensuite chez aucune des femmes que je connus malgré tous les efforts auxquels se consacra ma vie pour y parvenir. À l’époque, je faisais des calculs pour savoir quel âge elle aurait quand j'aurais dix-huit ans. Vingt quatre ! Au fond rien n'était impossible, il suffisait d'attendre… Mais quand j’eux dix-huit ans elle était déjà partie à Paris entreprendre une carrière qui la rendit célèbre pendant un moment grâce justement à cette même beauté qui nous avait tous terrassés et qui fut reconnue par la France entière. Je l’entendis un jour raconter à la télévision qu'elle était entrée cette année-là au conservatoire pour suivre un jeune homme dont elle était amoureuse. Il y avait donc parmi nous un garçon que je connaissais, qui était un de mes camarades, un garçon semblable aux autres, à qui je parlais, avec qui je plaisantais peut-être, et qui possédait sans que je le sache cette beauté idéale ! J’ignore encore qui c’était.
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