Ma mère, toujours en peine de me trouver une distraction, imagina qu’elle pourrait m’inscrire dans la classe d’art dramatique puisque je ne connaissais pas le solfège et justement un oncle de mon père, un vieil original qui passait son temps à l’Opéra, connaissait l’un des professeurs, madame Paule Favart, une actrice de la radio dont la voix nous était familière et il nous proposa de lui écrire une lettre afin que nous puissions aller la voir de sa part.
Je n’ai pas oublié l’émotion que j’éprouvais ce jour-là en montant chez elle. Ma mère m’accompagnait et elle était curieuse, elle aussi, de voir à quoi ressemblait celle que nous entendions régulièrement chaque semaine dans des pièces radiophoniques où elle jouait toujours des rôles de mondaines aux intonations curieusement montantes et descendantes, ce qui était sa spécificité. Nous sonnons le cœur battant. Au bout d’un moment la porte s’ouvre et voici qu’apparaît devant nous une femme de petite taille, souriante, aux cheveux décolorés qui nous invite à entrer, et aussitôt que nous entendons sa voix c’est comme si un magicien nous avait transportés d’un coup de baguette magique dans ce monde enchanté où régulièrement nous nous projetons lorsque nous écoutons la radio, le soir, blottis l’un contre l’autre, sur l’unique fauteuil de la salle à manger tandis que mon père, sur une chaise, dodeline de la tête en s’endormant. C’est elle ! c’est bien elle, avec sa voix de tyrolienne qui s’envole en trilles pour redescendre sur la poitrine en se rengorgeant. Mais comme dans les contes des Mille et une nuits où un génie a été enfermé dans une bouteille, cette voix se trouve enfermée dans le corps d’une femme ordinaire. Elle nous introduit dans un petit boudoir tendu de percale rose, envahi de coussins et de fourrures. Il y a une lanterne chinoise avec des pendeloques de cuivre, une statuette de bouddha, des vases en porcelaine. Nous lui exposons l’objet de notre visite. Aussitôt se déclenche un long monologue sur les grandeurs et les servitudes de ce métier, où il est question de sa jeunesse, de ses débuts sur scène, au temps où sa mère était « la reine de l’opérette », nous dit-elle, et où elle chantait au Casino-music-hall. Elle a connu Sarah Bernhardt, Mistinguett. À quinze ans elle aurait pu devenir célèbre si elle avait accepté de faire ce qu’il faut. « - Mais vous comprenez, ajoute-t-elle avec des sous-entendus, quand on est honnête on ne se refait pas !… » Je me laisse bercer par sa voix. Je n’entends que sa voix. C’est exactement comme lorsque j’écoute la radio. Je me sens emporté par l’enthousiasme. Moi aussi je veux faire du théâtre, moi aussi je veux devenir un personnage, me désincarner, n’être plus qu’une voix ! Elle nous explique enfin que je ne peux pas entrer dans la classe d’art dramatique avant l’âge de quinze ans, et je n’en ai que douze, mais que la classe de diction est ouverte aux petits, qui ne sont pas d’ailleurs séparés des autres mais travaillent seulement des poèmes et non des scènes de théâtre. Pour être admis il me faudra d’abord être reçu au concours d'entrée qu’elle se charge de me faire passer si je prends des leçons particulières. Ma mère a accepté malgré le sacrifice financier que cela devait représenter pour elle ! Avait-elle compris l’importance qu’aurait sa décision ? Sans doute pas. Elle était heureuse simplement de m'avoir enfin procuré une distraction. Les choses se font souvent ainsi, par le jeu du hasard et sans en prévoir les effets. Mais on peut dire en l’occurrence et sans exagérer que ce jour décida du reste de ma vie.
Dès la semaine suivante je me rendis régulièrement chez madame Favart pour répéter le texte qu’elle m’avait donné à apprendre. Il s’agissait d’un poème de Victor Hugo intitulé Sur une barricade, que j’avais aussitôt recopié dans un cahier à couverture cartonnée acheté tout exprès. La séance commençait d'abord par des exercices d'articulation : Petit pot de beurre, quand te dépetit-pot-de-beurreriseras-tu ? je me dépetipot-de-beurreriserai quand tous les petits pots de beurre, etc. etc..... Je me démenais, ouvrant démesurément la bouche, mordant sur les consonnes, convaincu que mes résultats serait à l'exacte mesure des efforts accomplis. Elle m’avait dit de faire mes exercices chaque matin, et chaque matin, religieusement, je m'employais à répéter : Petit pot de beurre ou encore Gros gras grand grain d'orge… en roulant bien les r avec le bout de la langue, ce qui eut pour effet de déformer à tout jamais mon articulation en me donnant la diction impeccable d'un vieil acteur de la Comédie Française. Ensuite venait la récitation du poème. Il s'agissait d'une histoire qui se passait pendant la Commune : un enfant, arrêté par les versaillais, devait être fusillé ; mais il demande à ses bourreaux de le libérer un moment afin qu’il puisse aller embrasser à sa mère :
- Tu veux t'enfuir?
- Je vais revenir
- Ces voyous ont peur!...
« - Accentue les verbes, me disait madame Favart, roule les r. »
Et les soldats riaient. Et mourants mêlaient à ces rires leur râles....
Je transpirais dans la chaleur de la matinée. « - Parle dans le masque, c'est cela... » Je riais avec les soldats, je râlais avec les mourants...
Cependant on laisse partir l'enfant. Mais voilà que, fidèle à sa parole, il revient.
Mais le rire cessa, car soudain l'enfant pâle,
Brusquement reparu, fier comme Viala,
Vint s'adosser au mur et leur dit: Me voilà.
La mort stupide eut honte et l'officier fit grâce.
Chaque effet était souligné, chaque silence calculé. Et je travaillais, travaillais, avec acharnement, persuadé qu'il y avait quelque part un point de perfection qu'il me suffisait d'atteindre. Pendant deux mois je répétai jusqu'à satiété : - Sur une barricade, au milieu des mourants... Toute la famille avait pris fait et cause pour moi. On m'offrait des livres sur le théâtre, on citait la phrase de tel comédien qui avait dit : - Le théâtre, c'est le plus beau métier du monde !... L’oncle Albert, le mari de Tante Marthe, qui avait été autrefois en classe avec Pierre Blanchard m’avait promis d'aller le voir quand il serait à Paris pour lui « demander des conseils ». Muni d'un tel viatique ma carrière était assurée. Une cousine de mon père, qui avait pris elle aussi autrefois des cours de diction, me confia toute une pile de cahiers dans lesquels elle avait transcrit ses poèmes. Cette transcription devait avoir été d'ailleurs l'essentiel de son activité en ce domaine car il y en avait ainsi des centaines, méticuleusement calligraphiés, des poèmes d'Albert Samain, de François Coppée, de Jean Richepin, d'autres totalement inconnus, et puis des scénettes, des monologues, des apologues. Décidément j'avais tous les atouts pour réussir. Mon père se renseigna sur le salaire des acteurs de la Comédie-Française.
Le grand jour arriva enfin. Comme pour l'examen de sixième, c'était ma vie, c’était mon avenir qui se jouait. J'avais des culottes courtes, une veste de tweed et la nuque rasée de près. On nous fit attendre dans une petit salle contiguë à celle où se passait l'épreuve. Je palpitais d'impatience. Par les fenêtres qui donnaient sur le port, on entendait les sirènes des bateaux... On appelle enfin mon nom. J'entre dans une grande salle ; au fond il y une estrade en forme de scène et de l'autre côté une large baie vitrée dont la lumière m'aveugle. Entre les deux je distingue à peine la longue table derrière laquelle se tiennent les membres du jury et parmi eux Paule Favart qui me fait un petit signe d'encouragement...
« - Sur une barricade, de Victor Hugo… »
Je dévide mon poème d'un seul trait, avec un automatisme si parfaitement réglé que tous les effets prévus, les silences, les mots soulignés se retrouvent parfaitement en place comme par miracle. Je m'entends réciter, totalement détaché de moi-même, sans aucune timidité ; je m'essaye même à ralentir le rythme pour juger de l’effet produit, à rajouter un accent ici ou là, à introduire d'infimes variations... Et tout marche à merveille, la mécanique répond exactement à ma demande. J'entends ma voix claire, bien timbrée qui se projette dans l’espace jusqu’au fond de la salle. Les membres du jury me regardent avec bienveillance. Je les tiens ! je n’ai aucun doute là-dessus, je les tiens ! Je sors dans un état de grande exaltation. Il ne me reste plus qu'à attendre les résultats...
Le soir tombait déjà lorsqu'un secrétaire entre dans la salle pour nous donner la liste… Je suis reçu ! je suis reçu premier ! Je courus aussitôt avertir mes parents. « - Tu vois, s’écrie ma mère en s’adressant à mon père, mademoiselle Dupuis l’avait bien dit qu'il entrerait par la grande porte ! » Celui-ci précise alors que selon ses renseignements le traitement d'un sociétaire de la Comédie Française est équivalent à celui d’un colonel.


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