Pendant que l’un de nous passait sur scène les autres allaient répéter dans le couloir. Nous pétrissions nos brochures en éructant nos imprécations dont les clameurs résonnaient dans tout le bâtiment. Je sentais parfois les cheveux d’une partenaire, penchée sur mon texte, effleurer ma joue, je m’enivrais du parfum de sa transpiration : « - Bon appétit, messieurs... Je ne t'ai point aimé cruel ! qu'ai-je donc fait... À la fin de l’envoi je touche… » À l’heure de la fermeture le concierge venait nous mettre dehors et nous prolongions la fête en raccompagnant madame Favart jusque chez elle. C’était une occasion supplémentaire de rire, de bavarder, de jouir encore un peu de cette compagnie au milieu de laquelle je finissais par oublier ma différence d’âge. Mais il arrivait toujours un moment où il me fallait rebrousser chemin et rentrer chez moi.
Là, je retrouvais mes parents en train de dîner ou assis devant la radio. Ils étaient trop heureux de me voir m’amuser pour me reprocher mon retard. Le mercredi nous écoutions la Joie de vivre. J’allais me caler dans le fauteuil de ma mère et nous nous embarquions alors pour le grand rêve de la vie parisienne... La Joie de vivre était une émission publique, très célèbre à l'époque, qui illustra en France les débuts de la télévision mais restait chez nous seulement retransmise à la radio car la télévision n’y existait pas encore. Il s’y exprimait l'enthousiasme bon-enfant d’un public conquis d’avance. Edith Piaf, Maurice Chevalier, Charles Trenet toutes les vedettes de ces années-là y défilaient, chaque émission étant consacrée à l’une d’entre elles. Mais le principal charme de cette émission résidait dans le fait que tout y était sans surprise et participait à un rituel immuable où se célébrait sa parfaite adéquation avec son public. Il y avait les fous rires d'Henri Spade, l’esprit élégamment ironique de Pierre-Jean Vaillard, la gouaille de Robert Lamoureux « le spécialiste de la joie de vivre en famille ». Quand il commençait à parler on riait déjà, on riait aux larmes : Et le lendemain le canard était toujours vivant !… Comment pouvions-nous trouver si drôles ces histoires qui paraîtraient bien naïves aujourd'hui ! C'est que le comique ressemble en cela à l'amour qu’il est la manifestation d'une complicité, d’une communion où le rire est l’expression du plaisir que l’on éprouve, dans l’euphorie d’un moment de grâce. Mais les choses changent, la société se transforme, et un jour on constate mélancoliquement que ce qui nous avez fait tant rire ne nous amuse plus, de même lorsque l’on retrouve une personne aimée et que l’on s’aperçoit que plus rien de ce qui nous touchait en elle ne nous émeut plus. Oui, à l’époque, je m’en souviens, nous n’en pouvions plus de rire en écoutant Robert Lamoureux, j’entends encore les hoquets d’Henri Spade. J’entends la voix de Jacqueline Joubert, et celle du « speaker » Charles Bassompierre égrenant à la fin la longue liste des artistes qui avaient participé à l’émission, et le public de l'Alhambra chantant en chœur la Vie en Rose : « - Mon – cœur – qui – bat… ».
L'émission terminée j'allais me coucher, la tête bruissante encore de tous ces applaudissements qui représentaient pour moi la rumeur merveilleuse de la vie parisienne à laquelle j'étais destiné à me mêler un jour, car je ne doutais plus désormais de ma vocation et de son caractère impérieux, irrévocable : je ferais du théâtre. Mon émotion avait été portée à son comble en découvrant pour la première fois au début de cette année-là les coulisses de l’Opéra. C’était à l’occasion d’un grand spectacle organisé pour la Fête des Mères auquel participaient de nombreux élèves du conservatoire et où je devais jouer une courte scénette du répertoire classique. Le jour de la première répétition on nous avait introduit par une petite porte métallique dans un espace obscur, encombré de tringles, de cordages qui montaient dans la pénombre jusqu’à des hauteurs vertigineuses à travers d'innombrables entrecroisements de barres métalliques, de grilles, de passerelles. De grands panneaux de toiles encollées étaient appuyés contre les murs, représentant des forêts, des palais, des paysages de campagne. Je n’avais pas encore compris que nous nous trouvions sur la scène lorsque soudain l'un des murs s'envola lentement découvrant un gouffre noir percé de petits points de lumière : c'était la salle. Alors je m’étais avancé vers la rampe comme aspiré par le silence qui remontait de ces abîmes et là j’étais resté immobile un long moment, comme touché par la grâce et j’avais compris que je ne serais jamais rien d’autre qu’acteur.
Ensuite il avait fallu aller me trouver un costume et l’on nous avait mené par d'innombrables couloirs jusqu’à une sorte de grenier encombré d'oripeaux suspendus à des poutres, de caisses de plumes, de feutres et de strass. Il y régnait une odeur écoeurante et dans le minuscule espace laissé libre au milieu de tout ce fatras, les futurs acteurs du spectacle, danseurs, chanteurs, musiciens, s'agitaient dans un désordre indescriptible, déballant les caisses, essayant qui une perruque, qui une veste. Une petite jeune fille en combinaison enfilait une robe, une autre s’était dissimulée derrière un rideau et j'étais vaguement troublé par ces épaules entrevues, ces nudités devinées. Un homme, énorme, présidait à tout cela, avec nonchalance depuis le tabouret où il étais assis et qu’il écrasait de son corps obèse. Il écouta ma demande tout en s’épongeant le front avec son mouchoir puis, après m’avoir considéré un moment, consentit à décrocher à l'aide d'une gaffe, sans se lever, une petite redingote noire : « - Tiens, prends ça. C’était le costume de Sarah Bernhardt dans l'Aiglon ! » Et moi qui ne doutais pas un instant d’être en présence de la relique authentique, je la contemplais avec respect, me demandant par quel revers de fortune elle avait bien pu échouer ici. Je l'endossais religieusement. Quelques épingles pour reprendre les manches et l'affaire était faite. On y ajouta un jabot de dentelle, deux noeuds pour mes chaussures. J'emportai le tout plié dans un journal.
Ma mère avait brossé ma redingote, mon père m'avait pris en photo sur la terrasse pour garder un souvenir et puis le jour de la représentation arriva. Et voici que je pénètre dans la loge que l’on m’a indiquée. J’ai plus d'une heure d’avance. Évidemment je suis le premier comme toujours. Une rangée de glaces violemment éclairées par des ampoules électriques garnissent tout un mur au dessus d’une longue tablette de bois. De l’autre côté on aperçoit par les fenêtres le monde extérieur - comme si le monde extérieur pouvait encore exister ! Je reconnais le kiosque du square Bresson, l’arrêt du tramway, il y a des passants qui vont, qui viennent comme si de rien n’était. Moi je m'assois devant l'un des miroirs et sors le tube le fond de teint que l’on m’a fait acheter pour me maquiller. Moment de concentration où l'on se replie sur soi, où l'on fait le vide dans la contemplation de sa propre image avant de l’offrir aux autres. On observe le grain de sa peau, on se masse le visage, doucement, pour y faire pénétrer le fard, on se remplit de son odeur fade. Puis c'est le crayon pour border les yeux… et alors se révèle à soi-même une beauté que l'on ignorait. Voici que, tel Narcisse, je ne peux plus me déprendre de cette fascination qu'engendre mon propre reflet. J'étais acteur, pour la première fois de ma vie.
Ensuite il y eut l'arrivée des autres, le moment de descendre sur la scène ; je pousse de nouveau la petite porte métallique. Derrière, il règne une agitation fébrile, des musiciens qui accordent leur instrument, des danseuses en tutu, des chanteurs qui font des gammes, des groupes d’inconnus, qui rient, qui bavardent, qui s’agitent. Et soudain voici que tout se passe comme dans un rêve : une petite danseuse que je n'ai jamais vue auparavant (ou peut-être ne l’ai-je pas reconnu, tout le monde a l’air de se connaître ici ou fait semblant) s’est mis à me parler au milieu de toute cette agitation et voici qu’elle me propose d’aller visiter avec elle les arrières coulisses, et nous nous enfonçons dans l’ombre du théâtre, nous pénétrons dans des lieux inconnus où soudain règne le calme, où de grands décors se profilent ébauchant des clairs de lune ou des colonnades de marbre. Puis, par une sorte de porche, dont les lourdes portes coulissent sur des rails, nous parvenons dans des lieux plus éloignés encore. Là, plus de décors mais des stocks de bois, de planches et de rouleaux à l'infini, comme si nous étions parvenu à l'endroit où le monde se crée où il n’est encore qu'une ébauche à peine formée.C’est comme si nous étions remontés aux origines de la Création ! Au passage nous apercevons dans une petite pièce violemment éclairée qui doit être un magasin d’accessoires un capharnaüm de rapières, de têtes de mort, de candélabres. Le coeur me bat. Est-ce l'exploration de ces lieux inconnus ou la présence de cette petite jeune fille en tutu ? Elle doit être de quelques années à peine plus âgée que moi : quatorze ans ? quinze ans ? L'idée me vient qu'elle attend peut-être que je la prenne dans mes bras. Je devrais le faire, c'est sûr ! ou bien simplement poser ma main sur son épaule, la prendre par la taille, l'embrasser... l’embrasser ! mais comment ? je me sens totalement paralysé... Nous passons encore par des enfilades de salles vides, il semble que personne n'ait jamais dû s'aventurer si loin, nous devons atteindre l'ultime limite du théâtre qui a été construit à flanc de colline, au pied de la Casbah, encastré dans le roc. Nous découvrons en effet une sorte de grotte tout au fond de laquelle apparaît une ravissante petite fontaine mauresque aux arabesques de mosaïques. Ainsi le théâtre s'enracine-t-il dans un passé plus ancien que lui qui doit dater du temps d'avant la Conquête, de ce temps où il y avait encore des lions à l'endroit où nous sommes... Pendant quelques secondes j’ai cru que j’allais l’embrasser, elle ne devait attendre que cela, mais je n’en ai pas trouvé le courage !... Nous sommes revenus parmi les autres et je n’ai eu que la fierté de m’afficher avec elle à leurs yeux mais en sachant au fond de moi que je trichais.
Et puis la sonnerie a retenti et le spectacle a commencé… Alors j’ai pu constater en moi un phénomène bizarre, dont j'ignorais totalement la nature et que j’ai eu du mal d’abord à identifier. C'était, depuis un moment déjà, une sorte d'acuité accrue de la conscience, une sorte d’euphorie comme on en ressent dans l'ivresse, seulement derrière cela apparaissait progressivement autre chose, sans rapport, une vague nausée, une envie de vomir comme lorsqu’on a le mal de mer. Et je compris soudain que c'était cela qu'on appelait le trac !... La petite danseuse avait disparue et je ne m’en préoccupais plus, je n’avais plus d’attention désormais que pour ce sentiment qui m’envahissait maintenant tout entier et qui était un sentiment de panique, l’impression d’être pris au piège : Mais dans quel guêpier suis-je donc venu me fourrer ! c’est bien la dernière fois qu'on m'y prendra !... alors que j’étais si tranquille chez moi !... pour vivre heureux, vivons caché... Je sus plus tard que ces serments d'ivrogne, ces résolutions définitives, on les refait chaque fois, avec la même sincérité, la même détermination, et que chaque fois - promis, juré ! - c'est la dernière... et puis on y revient toujours, car le théâtre est une drogue et lorsque, happé par la lumière, on plonge dans le gouffre, alors comme par enchantement le trac disparaît, et l’on accède à un autre état où l’être s’accomplit.
Lorsque vint mon tour d’entrer en scène, ma surprise fut d’abord d'être totalement aveuglé par la lumière. Celle-ci m’enveloppait dans une sorte de cocon protecteur. Les bruits au contraire avaient une précision effrayante. J'entendais la moindre toux au fond de la salle, le moindre chuchotement. Mais en même temps il me semblait avoir une parfaite maîtrise de là situation, jouir d’une aisance souveraine. Dans l’état d’hyper conscience où j’étais rien ne pouvait m’arriver.
Il devait y avoir un peu plus loin dans mon texte un effet comique dont j'attendais impatiemment le résultat. Le moment vint de sortir ma phrase ; je le fis avec précision, en y mettant tout ce que j'avais prévu d’y mettre aux répétitions… Il y eut un moment de silence… J’étais terrifié : c'était l'échec, le public n’avait pas réagi, mon effet était tombé à plat !… et puis peu à peu je perçus, comme venant de très loin, confusément d'abord, puis de plus en plus distinctement, une sorte de rumeur qui me parut étrange, insolite, avant de comprendre soudain que c’était tout simplement le public qui riait. Et ce rire se propagea comme une onde avant de venir mourir à mes pieds et j’attendis tranquillement pour le cueillir.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)