On voyait débarquer les régiments sur le port, on suivait les exactions des rebelles dans le journal. Madame Favart nous avait apporté un jour des photos du massacre de Palestro, des choses horribles ! Des cadavres de femmes éventrées, d’hommes émasculés, et nous clamions en chœur notre indignation. « - Le bien finira par triompher, nous disait-elle avec des sanglots dans la voix. Le bien finit toujours par triompher. Je me souviens pendant la guerre, quand les autres se décourageaient, je leur disais : Hitler ne PEUT pas gagner. Et cette fois ce sera pareil, vous verrez. – Oh oui Madame ! Répondions-nous, soulevés par l’enthousiasme. »
Mais en ville, rien n’avait changé. Au lycée les arabes occupaient toujours le centre de la classe, sages, silencieux, indifférents. Dans la rue, ils se promenaient toujours deux par deux en se tenant par le doigt comme ils avaient l’habitude de le faire, avec cet éternel sourire mi-narquois mi-fataliste quand on s’adressait à eux. Non, nous n'étions pas racistes ! Les arabes faisaient partie du paysage et nous ne leur voulions aucun mal. J'aimais regarder par la fenêtre de ma chambre les mauresques avec leur voile blanc qui leur cachait le bas du visage comme sur les tableaux de mon grand-père et le jour de l'Aïd el Khebir nous aimions aller avec ma mère voir la fête sur la place du Gouvernement : la mosquée illuminée, les marchands de beignets, les musiciens… Seulement comment leur faire comprendre, à ces métropolitains, que les arabes n’étaient pas des gens comme nous ? Alors cette idée de collège unique, par exemple, c’était bien une idée d’eux. Qu’ils viennent ici et ils auront vite fait de comprendre et de virer leur cuti ! « Virer sa cuti », c’était l'expression consacrée.
Dans ma vie non plus en apparence il n’y avait pas de rupture. Celle-ci restait partagée entre le lycée et le conservatoire. J’avais enfin été admis en classe d’art dramatique et je commençais à aborder de vrais rôles. Une maturité précoce me permettait de fréquenter sans difficulté des camarades plus âgés que moi et même d'exercer sur eux une sorte d'autorité intellectuelle mais la seule différence entre eux et moi, que je cachais honteusement, c'est que leur âge les rendait sans doute aptes à connaître une vie sexuelle normale – telle du moins que je me l’imaginais - et que c’était loin d’être mon cas. Je devais être à cette époque un curieux petit personnage, sérieux, sûr de lui, et secrètement castré, comme ces enfants prodiges qu’on exhibe dans les salons. J'étais amoureux comme toujours mais ce n'était plus les amours fous de mon enfance. Ma petite blonde à queue de cheval avait disparu et elle avait été aussitôt remplacée par une autre, une nouvelle venue qui s’appelait Marie-Thérèse. Cette fois la différence d’âge n’était plus telle que je ne puisse espérer une traduction concrète de mes sentiments, sauf que cela ne faisait qu’aviver ma souffrance car je ne pouvais plus me trouver d’excuses à ne rien obtenir. D’ailleurs l’idée que je me faisais de ce que je pouvais ambitionner d’obtenir demeurait si vague ou plutôt les pratiques grotesques, dégoûtantes par lesquelles j’avais coutume d’atteindre le plaisir si éloignées de la pureté de mes sentiments que cette idée se limitait pour moi aux signes par lesquels cette relation se déclarait chez les autres (selon un code de gestes bien établis comme de se promener en se tenant par la main, de danser joue contre joue ou de s’embrasser sur les lèvres). Je n’espérais pas autre chose. C’est dire que le désir véritable avait peu de part dans mes sentiments. Marie-Thérèse n’était d’ailleurs pas spécialement jolie, c’était une jeune fille comme les autres, au physique un peu mièvre, avec un frisottis de cheveux blonds, des yeux clairs mais sans expression et des lèvres un peu trop épaisses. J’en étais conscient mais cela ne m’empêchait pas d’être très amoureux et je souffrais réellement en pensant à elle, son image m’obsédait, simplement parce qu’elle remplissait admirablement le rôle que je lui faisais jouer.
Marie-Thérèse, en effet, était une jeune fille faussement douce, faussement modeste, et dont la seule ambition était d’être la vedette de la classe. Elle y parvint en quelques semaines. Aimable avec tout le monde, complaisante, attentive à chacun, elle séduisit tous les élèves (à l’exception notable des sœurs Choukroun qui la traitaient de mijaurée) en ne faisant aucune différence entre les uns et les autres : chacun pouvait se croire son favori. Madame Favart elle-même succomba à son charme et déclara que Marie-Thérèse serait un jour l'ambassadrice du théâtre français à l'étranger. Elle nous avait imposé un vouvoiement inhabituel et qui créait entre elle et nous une distance irritante à laquelle pourtant nous dûmes nous soumettre bon gré mal gré. Mon ancien rival, qui ressemblait à Gérard Philippe, essaya bien de lui dire « tu » mais elle continua à le vouvoyer comme si de rien n’était et il en fut pour ses frais. Décidément elle nous obligeait à reconnaître qu’elle était d’une autre essence. Cependant elle montrait par ailleurs à notre égard une telle bienveillance qu’on ne pouvait lui en vouloir. Elle ne privilégiait personne et chacun pouvait y trouver son compte. Elle s'offrait sans réticence (et je n’étais pas le dernier à en profiter), s'appuyant sur le bras de l'un ou l’épaule de l'autre, brouillant ainsi les codes auxquels j’étais attaché.
Au bout de quelques temps toute la vie de la classe Favart tourna autour de sa personne et elle nous invita à venir répéter chez elle. Elle habitait un superbe appartement, sur les hauteurs du Télemly. Ce fut pour nous tous (la classe entière s’était déplacée pour la circonstance) un éblouissement : nous n'avions jamais vu tant de meubles si précieux, de bibelots si rares. Nous admirions son aisance à se mouvoir parmi ces choses quand soudain son père fit irruption dans le salon. Il était grand, mince, légèrement chauve, un visage dur et un regard glacé. Nous nous étions tous levés avec précipitation pour le saluer mais il ne nous accorda pas la moindre attention tandis que sa fille lui prenait le bras avec une familiarité d’épouse pour lui faire des compliments sur la couleur de sa cravate. « - N'oublie pas que nous dînons dans un quart d'heure, répondit-il simplement. » Balayés comme une volée de moineaux, nous nous précipitâmes vers la sortie tandis qu'elle nous raccompagnait en affectant la plus grande confusion : « - Ne faites pas attention à lui, il est comme ça. »
Nous devions bien souvent par la suite reprendre le chemin de cet appartement dont je me plus aussitôt à faire une description détaillée à mes parents, heureux de pouvoir pour une fois faire valoir auprès d’eux une relation dont ils pourraient s’enorgueillir. Les fois suivantes nous fîmes la connaissance de la mère, qui était une grosse femme brutale et vulgaire, et des nombreux frères et soeurs. Il s’agissait d’une famille catholique très pratiquante où tous les garçons avaient tous un prénom qui commençait par Jean, et les filles par Marie, « à la suite d'un vœu », nous expliqua-t-elle. Je rapportais ces détails charmants à mes parents. J’étais fier décidément de leur faire honneur et imaginais le bonheur qui serait le leur si d’aventure mon intimité avec elle devenait plus grande. Un jeudi que nous étions allé à El Biar et comme j'étais parti me promener du côté du stade, je l’avais rencontrée qui assistait à une course de lévriers organisée ce jour-là. Elle était en robe d'organdi avec un chapeau de paille à larges bords et des gants qui couvraient ses bras jusqu’aux coudes. Nous échangeâmes quelques mots, puis sa mère vint l'appeler : le lévrier dont elle était propriétaire venait de gagner la course et des journalistes voulait la photographier. Elle me quitta en s'excusant. Le soir, comme je racontai cette anecdote à mes parents, ils me firent d'amers reproches : « - Pourquoi n'as-tu pas dit tout cela ça quand nous étions encore là-bas ! Décidément tu ne sais pas te faire mousser ! »
L’attitude de ma mère était ambiguë : d’un côté il est hors de doute qu’elle tirait une certaine fierté de ce que je fréquente ces gens-là et en même temps elle manifestait un agacement de plus en plus évident chaque fois que je lui parlais de Marie-Thérèse. Elle eut l’occasion, au moment des concours, de faire sa connaissance ainsi que celle de sa mère. Celle-ci voulut lui faire des compliments sur moi : « - Votre fils a l’air si distingué ! Et il n’a aucun accent ! On ne dirait jamais que vous habitez rue Bab-Azoun. »
Il me semble tout de même qu’à force d’efforts, et de fidélité, et grâce à la profondeur des sentiments qui m’attachaient à elle, une véritable intimité se construisit peu à peu entre nous qui dépassa celle, un peu factice qu’elle entretenait avec les autres élèves. J’étais devenu un familier de la maison (il est vrai que l’ayant choisie pour partenaire de toutes les scènes que je travaillais je devais donc aller chez elle pour les répéter). J’y rencontrais souvent un certain Bernard, un ami de la famille, qui n’était pas sans m’inquiéter. Il était grand avec un visage rond, des cheveux courts, et bien qu’il la vouvoyât lui aussi, à certains gestes je croyais deviner entre eux une intimité d’une nature différente et qui me déchirait. Je n'en eus jamais confirmation pourtant. Il était aimable avec moi, amical même, mais je ressentais cette amabilité comme sourdement agressive et méprisante. Lorsqu'il arrivait avec son grand sourire et sa large main ouverte au moment où nous étions en train de répéter une scène, je le détestais. Un jour Marie-Thérèse m’invita à une soirée dansante qu'elle donnait chez elle. L'inévitable Bernard était là. À un moment, en manière de plaisanterie – nous avions peut-être un peu bu- il me prit dans ses bras pour me faire danser la valse et je me mis à tourbillonner autour de lui sans toucher terre car il était plus grand que moi et soudain, par un geste maladroit, il me lâcha. J'allai atterrir dans l'angle de la cheminée où je m'ouvris le genou. On s'empressa autour de moi, Marie-Thérèse m'emmena aussitôt dans sa chambre pour me faire un pansement. Bernard ne savait plus quoi faire pour s’excuser, me cajolant, se proposant de me raccompagner, s’en voulant de sa maladresse, et c’est moi maintenant qui devais le consoler ! Je tentais de retourner la situation en ma faveur, jouissant d'être ainsi devenu l'objet de toutes ces sollicitudes, mais je n'en continuais pas moins à me sentir humilié. Chaque fois, ensuite, que je le rencontrais, des mois plus tard encore, il continuait à me demander des nouvelles de mon genou et j’étais obligé de lui en donner.
Cependant il n’en demeurait pas moins que mon intimité avec Marie-Thérèse continuait à progresser et j’étais fou de fierté d’être ainsi distingué par celle qui demeurait incontestablement la vedette de la classe Favart. Personne ne pouvait contester cet avantage. Il nous arrivait d'aller nous promener tous les deux seuls. Comme ses parents venaient de lui offrir une deux-chevaux elle s’était mis dans la tête de m’apprendre à conduire et elle me confiait le volant, s’amusant de ma maladresse. Les leçons cessèrent le jour où je faillis faire éclater la boîte de vitesse en oubliant de débrayer. Un jour, au conservatoire, au beau milieu du cours, elle eut une crise d'asthme et je me précipitai jusqu'à la pharmacie la plus proche pour ramener le pharmacien qui accourut avec son matériel. Reprenant vie elle me remercia de l’avoir sauvée. Je me sentais un héros. Lorsque je rentrai chez moi, avec une heure de retard (car tout cela avait duré longtemps) impatient de raconter cette histoire à mes parents, ils en conclurent que je n’avais réussi qu’à me rendre ridicule. J'étais scandalisé par leur dureté d'âme : « - Mais si vous l’aviez vue ! Cette crise d'asthme, c’était impressionnant. – Tu n’avais pas à t’en mêler. » Les jours suivants nous allâmes la voir chez elle en délégation pour prendre de ses nouvelles. Elle nous reçut affaissée dans un grand fauteuil, un guéridon à côté d’elle sur lequel il y avait une flûte de champagne que son père veillait à venir remplir de temps en temps car le docteur avait dit que c’était bon pour ce qu’elle avait. À la fin, quand nous repartîmes, elle voulut absolument se lever pour nous raccompagner et comme elle était faible je m’offris à lui donner le bras. Elle s’appuya contre moi. Malheureusement l’inévitable Bernard, qui était là lui aussi, la soutenait de l’autre côté.


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