Je sentais bien que je ne tiendrais pas les belles promesses de mon enfance et une espèce de lassitude commençait à s’emparer de moi. À la radio on me prenait de moins en moins souvent parce que je devenais trop vieux pour les rôles qu’on avait l’habitude de me confier. Et puis surtout il y avait cette obligation que je me sentais devoir absolument remplir pour m’accomplir : trouver une femme. En outre, je ne savais pas trop bien comment la nommer : « maîtresse » avait une connotation trop précise et en même temps trop désuète, « petite amie » me paraissait ridicule mais comme je n’en voyais pas d’autre j’optais donc pour « petite amie », sans savoir d’ailleurs très bien ce qu’il recouvrait, sinon, je l’ai dit, un certain nombre de signes conventionnels par lesquels j’obtiendrais en quelque sorte un certificat de conformité. Cette préoccupation tournait à l’obsession. Je savais bien que je n’avais rien à attendre de Marie-Thérèse mais je n’avais personne d’autre sous la main. J’étais amoureux d’elle par défaut pour ainsi dire, ce qui n’empêchait pas la sincérité de mes sentiments.
Il m’apparaissait inconcevable, je l’ai dit, de rencontrer le dimanche les personnes que je fréquentais le reste de la semaine. Le dimanche appartenait à une autre partie de ma vie, plus secrète, plus intime : c’était justement le jour dévolu à cette recherche de la pièce manquante par laquelle se résoudraient miraculeusement tous mes problèmes existentiels et mes deux complices, Chichou et Belmont, qui partageaient ma condition, étaient dans cette galère mes deux seuls compagnons d’infortune. On voyait les autres se retrouver rue Michelet, sur le trottoir de l’Automatic, pour aller à des surprises-parties (ou à des « bouffas » comme on disait ici), mais nous, nous ne connaissions personne et nous n’étions jamais invités nulle part. À quoi cela tenait-il donc ? Nous avions beau analyser notre cas, le retourner dans tous les sens, nous ne trouvions aucune explication. Alors faute de mieux nous retournions courir les bals à la Madrague ou à Sidi-Ferruch, tout en sachant que c’était perdu d’avance. Une fois pourtant il m’était arrivé d'être invité par une amie du conservatoire à une fête qu’elle donnait dans un cabanon du côté de la Pointe Pescade et je lui avais demandé l’autorisation d’amener mes deux camarades. Nous étions partis dans la voiture de Belmont par la route de la Corniche. Le cabanon, accroché à la falaise, surplombait la mer au dessus d’une petite crique. Il y avait du soleil, l’air sentait la sardine que l’on était en train de faire griller quand nous sommes arrivés. Il y avait déjà beaucoup de monde et par les fenêtres de la véranda la lumière entrait à flots. Un vaste buffet était dressé avec des bouquets de crevettes, des oignons, des poivrons baignant dans leur jus. On riait, on jouait à des jeux. Les jeunes filles étaient pulpeuses et colorées comme celles que j’admirais rue Michelet, les garçons avaient des corps d'athlètes, des tricots tendus sur leurs torses bronzés et des pantalons moulants. Nous étions à la fois émerveillés et perdus dans ce paradis où nous ne connaissions personne. À un moment il y eut la danse du balai, la danse des oranges. Le gage était toujours le même : il fallait embrasser sa partenaire au milieu des cris et des rires. Et puis l’un des garçons fit une démonstration de yoga en s'enfonçant une aiguille dans la joue et les filles poussaient des cris et se jetaient dans les bras de leur compagnon. L’odeur de transpiration se mêlait à celle du punch qu’on servait à la louche. Belmont avait les yeux qui lui sortaient de la tête, Chichou observait les choses avec son flegme habituel, mais ni l’un ni l’autre n’osait décoller de son coi, pas plus que moi. Quand le soleil a commencé à décliner, illuminant la mer de ses reflets rouges, on s’est mis à danser sur des disques de Ray Charles, des Platters et de Sydney Bechet. Les choses devenaient sérieuses. Le coeur battant, les joues en feu, je n'osais inviter personne. Autour de moi les couples se formaient, parfois ils disparaissaient et on les voyait s'éloigner sur la plage juste au dessous. Alors j’ai fait signe à mes deux compagnons et nous sommes partis.
Au retour, nous avons rencontré plusieurs barrages de police en chemin et deux ou trois fois des voitures nous ont croisés à toute vitesse en klaxonnant. Et puis à la sortie d’un tournant nous avons aperçu des ambulances sur un terre-plein. Leurs phares trouaient la nuit et des gens s'affairaient tout autour. Nous allions nous arrêter quand des policiers nous ont fait signe de circuler en faisant de grands gestes avec des torches électriques. C'est en rentrant à la maison que j’ai appris par la radio qu'il y avait eu une bombe au Casino de la Corniche. Il y avait plusieurs dizaines de morts dont tous les musiciens de l’orchestre Lucky Starway qui était le préféré de mon père.
Depuis quelques temps déjà l'atmosphère s’était dégradée dans notre ville. Les « événements » avaient commencé à troubler notre vie quotidienne mais on avait fini par s’y s'accoutumer comme on s’accoutume à tout. Un jour, nous sortions du cinéma, Chichou et moi - nous étions allé voir Fenêtre sur cour et je venais de découvrir Hitchcock à cette occasion - nous parlions du film en redescendant la rue d’Isly quand nous nous sommes rendu compte peu à peu qu’il se passait quelque chose d’étrange, il y avait comme une atmosphère indéfinissable et oppressante, peut-être parce que la circulation était moins dense que d’habitude, que les passants filaient rapidement au lieu de flâner, que les magasins fermaient les uns après les autres, et nous continuions à parler en essayant de faire abstraction de ce trouble qui s’emparait de nous. Quand nous sommes arrivés en vue du Milk-Bar nous avons vu des gens qui s’affairaient au milieu de la chaussée. Ils balayaient des débris de verre, ramassaient des lambeaux de vêtements ; d’autres les regardaient faire en silence ; des pompiers et des policiers faisaient des relevés et quelqu’un nous a dit qu’il venait d’y avoir une bombe. Alors je suis rentré chez moi en courant comme un fou. Hélas quand je suis arrivé mes parents n’étaient pas encore là. Je me suis assis sur une chaise et je suis resté ainsi sans bouger pendant je ne sais combien de temps à prier Dieu pour qu’ils reviennent et qu’ils n’aient pas été là au moment où la bombe avait explosé, jusqu’à ce qu’un coup de sonnette vienne me délivrer de mon angoisse. Leur soulagement était égal au mien quand ils ont vu que j’étais rentré. Ma mère s’est jetée dans mes bras. « - Les salauds, les salauds ! Répétait-elle. Ce sont des sauvages, des barbares !… »
Après il y a eu l’Automatic, le Coq Hardi, la Cafétéria. On s’habitue à tout. Ce n'était pas de la peur que nous éprouvions mais plutôt le sentiment d'un destin suspendu au dessus de nos têtes et contre lequel nous ne pouvions rien. À quoi bon changer quelque chose à ses habitudes ? Nous prenions simplement quelques précautions. C’était devenu comme un jeu : si ça a sauté dans ce secteur dimanche dernier, ça ne sautera pas au même endroit la prochaine fois… Et quand on passait quelque part après une explosion, c'était toujours le même silence désolé, troublé seulement par le bruit du verre qu’on balaye. Et le lendemain on regardait dans le journal la liste des victimes pour y chercher les noms qu’on connaissait... Je me souviens de Paule Lopez, cette jeune fille dont j’avais fait la connaissance quelques jours plus tôt et dont m'avait ému la douceur de la voix : morte après avoir eu les deux jambes arrachées ; je me souviens des frères Couderc, les deux fils de notre professeur de dessin : mort sur le trottoir des Facultés. Mais à quoi bon s’en souvenir ? Ils n’ont été que les victimes anonymes d’une guerre qui appartient désormais à l’Histoire.
On s’était habitué à la présence des paras dans les rues, ces hommes panthère, hérissés d'antennes, avec leurs visages d'adolescents et leurs cheveux rasés qui longeaient les trottoirs en file indienne par dix ou par vingt avec leur démarche féline. C'étaient nos anges protecteurs. Nous les aimions et nous les admirions. Pour nous ils étaient la figure de l’ordre et du bien. Les jeunes filles rêvaient d’eux en secret et tous les enfants à Noël demandèrent une panoplie de para.
C’est ainsi que ce qu’on appelait la politique fit son entrée dans nos vies. Mais nous gardions envers et contre tout l'impression que toute cette histoire ne nous concernait pas, que nous n’en étions que les victimes involontaires et que les responsables en étaient d’abord les arabes bien sûr mais aussi la compréhension dont ils bénéficiaient en métropole. Notre pire ennemi c’était des journaux comme l’Express ou France Observateur qui véhiculaient un discours pervers empreint d’un idéalisme déconnecté de toute réalité, cette réalité que nous seuls pouvions connaître parce que nous avions payé pour ça. C’est dire notre stupéfaction devant un homme comme Camus, dont nous admirions par ailleurs le talent, et dont nous ne soupçonnions pas la sincérité et qui lui était bien au fait de cette réalité, et qui pourtant semblait partager certaines de ces idées aberrantes. Ma stupéfaction était la même à l’égard de Chichou qui, lui aussi, semblait prêter une oreille complaisante aux thèses « libérales » comme on disait. Belmont au contraire faisait partie de ce qu’on commença à appeler les « ultras ». Je penchais de son côté, moi qui, par les fenêtres de ma chambre, était un témoin privilégié de l’Histoire. Mes fenêtres, en effet, donnaient sur les ruelles de la basse Casbah qui avaient été clôturées par des barbelés et où plus personne ne pouvait plus pénétrer. Je pouvais ainsi, de mon poste d’observation, suivre les opérations qui s'y déroulaient. Je regardais les paras, lâchés en liberté, pistolet mitrailleur à la main, enfonçant les portes à coups de pieds et tirant les arabes affolés de leurs cachettes comme on tire des rats de leur trou. Une fois même, l’un de ces soldats m'apercevant à ma fenêtre, avait brandi son arme dans ma direction puis reconnaissant que j’étais un européen m’avait fait signe de rentrer chez en vitesse et j’avais tiré une intime satisfaction de ce sentiment d’être préservé. En fin d'opération les paras se regroupaient et repartaient en chantant. Leur défilé au pas cadencé dégageait une telle impression de puissance et de calme et que j’en avais des frissons.
C'est ainsi que je vécus ce que l'on appela la bataille d'Alger. Les discussions entre Belmont, Chichou et moi devenaient passionnées. Au conservatoire il en était de même. Les sœurs Choukroun s’étaient rangées comme Chichou du côté des « libéraux ». Marie-Thérèse, bien que dans ces discussions elle restât sur la réserve, considérant sans doute qu’il ne lui appartenait pas de se mêler de ces choses, ne cachait pas ses convictions qui étaient celles de toute sa famille. Son frère aîné était un membre actif d’une de ces milices qui commençaient à se constituer par le biais des associations d’étudiants pour participer au combat contre les terroristes. Il vint un jour chercher sa soeur en exhibant un revolver qui nous fit très peur. Ce fut également cet hiver-là qu'eut lieu l’affaire du Professeur Mandouze. Celui-ci ayant osé exprimer ses sympathies à l’égard des rebelles, les étudiants indignés avaient exigé aussitôt son renvoi. Mais il ne voulait pas se soumettre et des arabes vinrent camper devant chez lui pour le protéger. Or il se trouve qu’il habitait le même immeuble que Marie-Thérèse. C’est dire qu’elle était aux premières loges pour nous décrire les épisodes de ce siège qui dura plusieurs semaines et se termina par son départ piteux. « - Si vous aviez vu dans quel état il a laissé les lieux ! Nous raconta-t-elle ensuite. Ça en dit long sur le personnage ! » Nous approuvions tous en chœur.
Ainsi la politique s’était emparé de nous mais bien qu’elle s’enracinât dans une réalité qui n’était hélas que trop concrète, elle n’en demeurait pas moins pour nous une sorte de théâtre qui n’avait jamais l’air tout à fait vrai. Nous regardions les choses à travers le prisme de nos certitudes, persuadés que nous finirions forcément par triompher au bout du compte puisque nous incarnions le bien. Madame Favart nous disait qu’elle n’avait jamais douté aux pires temps de la guerre, qu’Hitler serait vaincu et qu’il en serait de même cette fois. C’était peut-être une façon de se protéger contre le doute et contre la peur, mais aussi peut-être s’agissait-il d’une cette forme d’imbécillité propre aux peuples gâtés par une lumière trop radieuse et une nature trop généreuse et qui les empêchent d’imaginer qu’il puisse y avoir un terme à leur bonheur.
Quant à moi, j’étais intimement persuadé également, que mon bonheur durerait toujours ou plutôt qu’il suffirait pour qu’il s’accomplisse d’y ajouter la seule pièce manquante que le destin s’obstinait à me refuser. Je ne trouvais pas de « petite amie », je butais devant ce problème comme devant une difficulté absurde avec la même rage que celui qui arrive au bout d’un puzzle et ne parvient pas à le terminer. Mais ce n’était sûrement qu’une question de temps, il suffisait de s’obstiner et de ne pas céder au découragement. Au fond, c’était comme pour ces fichus « événements » : tenir le dernier quart d’heure.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)