La vue des autres élèves, comme celle de ce jeune homme rapidement aperçu qui était entré avant moi le premier jour, me donnait des palpitations. Il y en avait partout, à toute heure, dans le hall, dans les couloirs, causant par groupes, assis sur les marches de l'escalier, ouvrant et fermant des portes, s'interpellant, tourbillonnant. Quelque chose de spécial émanait d'eux qui les désignait immédiatement à mes yeux comme acteurs : quelque chose d’excessif peut-être ou de trop typé, de trop caractérisé comme s’ils avaient déjà pris la forme idéale des personnages qu'ils incarneraient. Pas une jeune fille qui ne fût soubrette ou jeune première ou ingénue de façon évidente, pas un garçon qui ne fût jeune premier romantique, rondeur comique ou père noble. Et puis il y avait cette façon de projeter la voix, de se déplacer en comme si l’on recevait déjà sur soi la lumière, de se regarder être. Et moi qu’aurais-je pu faire valoir, je n’étais rien, je n’avais aucune idée des rôles que je pourrais jouer, aucune idée de l’image que je pouvais donner aux autres. Chacun manifestait autour de moi avec une aisance insolente les marques extérieures des sentiments les plus intenses : embrassades, rires, colères, protestations d'amitié et je me sentais en face d'eux littéralement réduit au néant. Pouvaient-ils même apercevoir ma petite personne embarrassée dans le coin du hall, ce jeune homme à cheveux courts, sanglé dans son costume de flanelle grise qui attendait, une main dans sa poche, la mâchoire serrée et l'oeil sombre, que l'on veuille bien s'occuper de lui ? Une secrétaire dut venir au bout d’un moment me demander ce que je désirais. Je dus répondre en bégayant que j’étais venu pour m’inscrire. On m'inscrivit. On me fixa un rendez-vous avec le maître pour la semaine suivante. J’étais éperdu de bonheur.
René Simon était un personnage légendaire. Dans le hall une photo le montrait, tenant un projecteur à la main qu'il braquait sur une toute jeune fille idéalement belle en qui on pouvait reconnaître Michèle Morgan. Voilà donc sur les traces de qui j’allais désormais marcher ! Quand le jour enfin venu on m'introduisit dans le bureau du maître (on se doute que je n’avais pas beaucoup dormi entre temps), je lui tendis la lettre de recommandation que m'avait écrite madame Favart. Il y jeta un coup d'oeil distrait, m’adressa quelques mots insignifiants et m'indiqua le nom du répétiteur avec qui je travaillerais. Je ressortis de cette brève entrevue un peu déçu, ignorant même qu’il y avait des répétiteurs et pensant que j’allais travailler directement avec le maître. Apparemment ce n’était pas le cas. Tant pis, je m’adapterais.
Du côté de la Sorbonne les choses n’allaient guère mieux et je ne me sentais pas exister davantage, la seule différence étant qu’à la peur que je ressentais au cours Simon se substituait ici un ennui morne et accablant. Il fallait s'orienter dans d’interminables couloirs, des escaliers monumentaux qui donnaient sur de vastes halls qui ouvraient eux-mêmes sur d’autres couloirs. Les grands amphis étaient surpeuplés, on s'y introduisait avec peine au moment où le cours allait commencer par une porte étroite contre laquelle les corps compressés s’écrasaient joyeusement dans une impatience feinte qui était prétexte à de fraternelles étreintes et à des échanges de plaisanteries. C’était d’ailleurs le seul moment de fugitive communication entre les étudiants, car à peine la porte franchie, on se retrouvait seul pour conquérir sa place : un bout de banc, la moitié d'une marche ou une embrasure de fenêtre d'où l'on pouvait écouter pendant une heure le monologue lointain et totalement incompréhensible d'un professeur isolé derrière une gigantesque chaire et qui semblait parler moins pour la foule qui s'entassait devant lui dans un grand encombrement de manteaux et de parapluies que pour les solennelles solives en bois vernis et les hautes fenêtres d'où l'on apercevait au dehors l'auguste dôme de la chapelle. Chaque quart d'heure, en deux notes brèves, l'horloge rythmait le temps et je compris que cette horloge était l'âme véritable du Quartier car on l’entendait aussi bien dans le silence des bibliothèques que dans les cafés du voisinage ou quand on sortait d'un cinéma. Elle rythmait tous les actes de la vie quotidienne. Dans les amphis il régnait une chaleur lénifiante et une odeur de vêtements mouillés en ces jours d'automne. La plupart des étudiants semblaient aussi accablés que moi, si ce n’est le groupe des étudiants communistes qui occupaient en bloc le centre de l’amphi et que l’on retrouvait ensuite dans la cour distribuant des tracts ou vendant Clarté. Ils se connaissaient tous entre eux, ils étaient vivants, ils étaient beaux, ils étaient forts et je les regardais avec méfiance car chez moi le communisme était synonyme de mal. Il y avait parmi eux une grande fille aux cheveux crêpés que je reconnus plus tard pour être Angela Davis
. Après les cours du matin il y avait d'autres bousculades, d'autres queues pour aller prendre son repas au restaurant universitaire. J’en avais choisi deux au hasard parmi ceux qui m'étaient proposés. Avant d’arriver j’avais imaginé que les restaurants universitaires étaient des restaurants comme les autres où les étudiants à la fin du repas au lieu de régler leur addition donnaient un ticket à la serveuse. Il n’en était rien. Le Foyer des Beaux-Arts où j’allais d’abord était une petite salle d’apparence modeste au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble de la rue du même nom. Pour y pénétrer il fallait faire la queue dans la cour une bonne demi-heure quelque soit le temps. Ensuite on défilait devant un comptoir où l’on recevait sur un plateau en aluminium divisé en compartiments une louchée de hachis Parmentier et une poignée de pruneaux. Le Concordia, derrière la Contrescarpe, que j’adoptai ensuite, était au contraire un très joli hôtel particulier de style Belle Époque qui servait de pension de jeune fille. Les résidentes descendaient des chambres qu’elles occupaient aux étages supérieurs pour venir prendre leur repas. Hélas elles avaient dû être choisies tout particulièrement pour la fragilité de leur santé ou les disgrâces variées dont elles étaient atteintes (acné, verrues, etc.) car lorsqu’on les voyait apparaître en robe de chambre, langoureuses et délétères, pour prendre le yaourt ou l'orange qui leur permettrait de survivre on ne pouvait s’empêcher d’être saisi de pitié à leur aspect. Il faut dire que le menu n'offrait guère d’occasion de se refaire une santé : il était régulièrement composé d’un potage, c’est-à-dire une assiette d'eau chaude vaguement troublée par un nuage de purée, et d’une sorte de viande bouillie, élastique et blanchâtre, impossible à identifier.
Entre les cours et le restaurant, le reste de la journée se passait à la bibliothèque. J'aimais ces longs moments sous les grandes ogives métalliques de Sainte-Geneviève qui ressemblait à un hall de gare et qui était pourtant le seul endroit où je trouvais un peu d'intimité. Lorsque le soir descendait et que la pénombre envahissait la grande salle, on entendait le martèlement des stylos sur le rebord des lampes pour réclamer la lumière, et bientôt le halo des abat-jour isolait chacun sur son carré de table, rejetant dans les ténèbres extérieures les grandes murailles de livres. J'entrais pour la première fois dans le monde des idées, lisant au hasard et sans bien comprendre des auteurs dont le nom me remplissait d'une terreur sacrée : Jean-Paul Sartre, Claude Lévi-strauss. J'en retenais en les déformant quelques principes qui constituaient ensuite pour moi, pendant une semaine ou deux, la clé de tout un système philosophique sur lequel je décidais de régler ma vie avant qu’il ne soit remplacé par un autre la semaine suivante. Et le long des murs les radiateurs, à l’image de nos cerveaux surchauffés, bouillonnaient en sifflant et en projetant des jets de vapeur sur les rangées de livres. Parfois, en face de moi, il y avait le visage d'une belle inconnue qui me faisait rêver.
Je nourrissais ma solitude de tous ces instants dont la répétition créait des habitudes et c’est ainsi que je m'imprégnais peu à peu du Quartier Latin sans m'en rendre compte, m'éloignant ainsi des rivages ensoleillés de mon enfance. Ma patrie c'était maintenant les pavés mouillés de la rue Champollion et son cinéma à deux francs où j'allais voir chaque semaine des films de Bergman ou des Marx Brothers. La salle était si petite que par un procédé ingénieux l'image était projetée dans un miroir avant d'être renvoyée sur l'écran. À l'entracte un petit homme chauve, toujours vêtu d'un impeccable costume, parcourait l'allée une corbeille en osier suspendue autour du cou pour proposer des chocolats glacés. C'était une des figures populaires du Quartier et on le voyait souvent dans les rues avoisinantes, courant d'un cinéma à l'autre sa corbeille sous le bras. Il y avait aussi le vendeur du Monde qui passait de café en café, déposant un exemplaire sur chaque table avant de revenir ensuite pour encaisser l'argent – et si entre temps vous aviez lu le journal sans vouloir l'acheter il ne vous en tenait pas rigueur car pour lui vendre le Monde n'était pas un métier mais un apostolat. Il connaissait ses clients, leur proposait de payer plus tard s’ils n’avaient pas de monnaie, échangeait quelques mots avec chacun. Il avait un beau visage d'artiste et fumait la pipe. Ami des solitaires, des errants et de ces intellectuels de café qui passaient leur journée devant un verre de bière, il incarnait l’esprit du Quartier. Derrière les vitres embuées du Mahieu des étudiants noirs palabraient interminablement, des jeunes filles au teint pâle venaient s'asseoir entre deux cours et rien ne les distrayaient de leur lecture. Je découvrais une société hors du temps et des modes où l'on n'aurait pas été étonné de rencontrer André Gide sortant du Luxembourg, ou Verlaine accoudé à une table de la Source. Sa place, d’ailleurs, y était encore marquée par une plaque de marbre. Et moi j’étais là, parmi les autres, fier de faire partie d’une élite. Je n’étais pas tout à fait personne.

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