Qui saura jamais la profondeur du sentiment de solitude qui l’étreignait à cet instant ! Son oncle, qui aurait dû l'attendre à l'arrivée, n’était pas au rendez-vous, l’avion ayant été retardé par suite de circonstances imprévues et le malheureux scrutait à grand peine les lueurs incertaines du boulevard qui ne permettaient pas de voir à plus de quelques mètres. Il contemplait ce trottoir inconnu planté de gigantesques platanes en se demandant ce qu’il allait faire…
Oui, je me souviens en effet de mon émotion en cet instant mémorable. Mes parents venaient de décider, après que j’eus réussi tant bien que mal à décrocher mon bac, de m’envoyer faire des études à Paris (ce qui était surtout pour eux une façon de m’éloigner des attentats mais pour moi de me lancer dans la carrière théâtrale). L’oncle Léon, ce frère de ma grand-mère qui avait ouvert un petit commerce de parapluies après son mariage, avait accepté de m’héberger, heureux de maintenir ainsi des liens avec cette famille qui l’avait rejeté depuis sa mésalliance. Le départ avait été un arrachement. C’était la première fois de ma vie que je quittais mes parents et le choc avait été plus grand encore que lors de ce fameux déménagement qui m’avait tant bouleversé quelques années auparavant. Lorsque je leur avais fait mes adieux dans le grand hall de l’aéroport, je m’étais efforcé de fixer leur image dans ma mémoire comme si je ne devais jamais plus les revoir. Après cela, il y avait eu encore des heures d'attente interminables tandis que le soleil montait peu à peu dans le ciel et que la chaleur devenait suffocante. J'observais pour me distraire des barrages de police qui étaient en train de se mettre en place le long des pistes : de longues files de C.R.S. qui ressemblaient à des colonnes de grosses fourmis noires, des automitrailleuses prenant position ici et là. Je regardais ce spectacle avec détachement en pensant que bientôt tout ceci ne me concernerait plus et j’avais hâte de m’envoler. Mais, les barrières de contrôle passées il avait fallu encore attendre et attendre puis enfin on avait embarqué. Le vacarme des moteurs résonnait dans mon crâne vidé par l’émotion en y produisant un curieux phénomène : il me semblait entendre avec une netteté hallucinante, comme inscrit dans l’épaisseur même de ce vrombissement, tous les bruits qui avaient constitués jusque ici mon environnement familier : le grincement des tramways le long des arcades de la rue Bab-Azoun, le pépiement des hirondelles dans les arbres du square Bresson, la sonnette de l'entrée quand mon père revenait du bureau. C’était un peu comme si j’avais été mort et que ce qui restait de ma vie s’était résumé dans tous ces bruits qui, libérés de leur support matériel, flottaient pour ainsi dire dans un espace abstrait. Durant le trajet des orages s'étaient abattus sur nous, il y avait eu une escale imprévue à Marseille, d'autres heures d’attente, il avait fallu ensuite tourner longuement au dessus de Paris avant qu’on nous annonce que finalement l’avion ne pourrait atterrir à Orly comme prévu mais se poserait au Bourget. C’était la raison pour laquelle, mon oncle ayant renoncé à m’attendre, je me retrouvais seul dans le brouillard, devant l'aérogare des Invalides.
La décision de m’envoyer à Paris avait été prise à peine quelques semaines auparavant et je me souviens du dernier jour au conservatoire, alors que les cours venaient de reprendre, lorsque j’annonçai à Madame Favart que j’allais m’en aller. Je repensais à toutes ces années que j'avais passées ici, à toutes les émotions que j'y avais connues, à toutes les jeunes filles que j’y avais aimées (ma seule consolation était que Marie-Thérèse avait pris elle aussi la décision de partir à Paris et que j’avais l’espoir de l’y retrouver). Madame Favart s'était mise à pleurer en me regardant. Elle aussi, sans doute, repensait au petit garçon que j'étais encore, il n'y a pas si longtemps, lorsqu’en culottes courtes je récitais Sur une barricade...
Mon père avait organisé mon séjour avec la minutie qu'il mettait à tout, calculant mon enveloppe au plus juste : ce qu’il fallait pour le restaurant universitaire, ce qu’il fallait pour le cours Simon (puisque c’était le but avoué de mon voyage) et enfin un minuscule supplément pour mon argent de poche. Paris m’était totalement inconnu et je devrais me débrouiller comme je pourrais.
La nuit était déjà tombée lorsque je décidai de partir seul retrouver la boutique de mon oncle (par quelle aberration n’avais-je pas au l’idée tout simplement de téléphoner c’est ce que je serais incapable de dire aujourd’hui). J’avais vu sur un plan que la rue du Bac se situait non loin de là et que pour y parvenir il suffisait de suivre les quais de la Seine. Avec le brouillard qu'il faisait ce jour-là on ne voyait guère à plus de quelques mètres et je m'enfonçai bravement dans cette opacité blanchâtre. Au bout d’un moment, qui me parut très long, j'aperçus vaguement, de l'autre côté du fleuve, une sorte d'aurore lointaine. Ce devait être les lumières de la Concorde à moins que je me sois radicalement trompé de direction. Je continuais à marcher, fantôme errant dans l'épaisseur de ces limbes lactescentes où parfois d'autres ombres se profilaient. À l'angle d'un pont je me trouvai soudain devant une colonne Maurice qui surgit dans le brouillard telle une apparition féerique pour offrir à mes yeux éblouis une affiche de la Comédie Française ! Voici donc quels étaient les plaisirs qui seraient à moi désormais ! Denis d’Inès dans l'Avare, Jean Yonnel dans Andromaque. C’était à peine croyable ! Le rêve devenait réalité. À coup sûr, je venais d’entrer au Paradis ! Un peu plus loin je tombai enfin sur la rue du Bac. M'enfonçant entre deux blocs d'immeubles qui me parurent énormes, je remontai jusqu’à une petite boutique dont les vitrines éclairées malgré l’heure tardive m’indiquèrent qu’en effet je ne m’étais pas trompé. Mon oncle et ma tante m'attendaient. Ils m'accueillirent avec de grandes démonstrations de joie, m'expliquant que l'on venait d'annoncer à la radio l'arrestation sur l’aéroport d’Alger de tous les chefs de la rébellion. Leur avion avait été détourné ce matin et c’était certainement la raison pour laquelle le mien avait été retardé. La rébellion était décapitée, la guerre allait certainement se terminer. La nouvelle avait fait l’effet d’une bombe, on ne parlait plus que de ça !… Je ne partageais pas leur enthousiasme, je me sentais moins passionné qu’eux par cette histoire et me disais à part moi qu'ils ne semblaient guère se préoccuper de ce que j’avais pu devenir pendant ce temps, mais sans doute fallait-il désormais que je m’y accoutume ; j’étais seul.
En vérité c’était surtout ma tante qui parlait. Elle était petite, replète et tout à fait conforme à ce que m’avait décrit ma mère : elle montrait une gouaille de parigotte, riait à tout propos en découvrant ses dents en or et son oeil frisait de malice. Mon oncle, pendant ce temps, maigre voûté, avait l’air plus réservé, se contentant d’approuver ce qu’elle disait en riant dans sa barbe, un mégot suspendu à ses lèvres. Ma mère les avait bien connu pendant l’année qu’elle était venu passer à Paris dans sa jeunesse et elle avait aimé leur gentillesse, leur simplicité, elle ne tarissait pas d’anecdotes sur eux. Ainsi c’était donc moi maintenant qui venait prendre sa place ! Elle était venu à Paris pour suivre les cours de l’École des Beaux-Arts et moi j’arrivais pour le cours Simon. Nos destins étaient parallèles.
Les jours suivants furent consacrés aux multiples démarches – inscriptions, visites médicales - destinées à organiser ma nouvelle vie d'étudiant. La première chose qui me frappa ce fut les odeurs, si différentes de celles que je connaissais : il y avait l’odeur de café-crème qui flottait autour des bars le matin et puis surtout l’odeur du métro, particulière, indéfinissable et que je n’ai rencontrée depuis nulle part ailleurs. Muni d'un plan j'étais parti dès le premier jour à pieds vers la Sorbonne. Mais ici tout était tellement grand que je pensais déjà m’être égaré lorsque je tombais sur l’église de Saint-Germain-des-Près qui d’après mon plan devait se trouver à mi-chemin ! Ce fut longtemps ainsi un émerveillement pour moi que de me promener dans les rues de Paris et de m’y perdre jusqu'à ce que je me retrouve par hasard devant un monument qui me permettait de me retrouver. Et puis la foule des passants était tellement différente de ce que je connaissais : ici, chacun semblait seul, pressé, et s'affairait à ses activités sans s'occuper des autres. On ne flânait pas à Paris, on ne se regardait pas entre piétons. Chez moi, on m'amusait toujours à croiser le regard des filles en passant devant elles et pas une ne s’y dérobait. C’était comme une étreinte à distance, un défi, un jeu. Ici, j'avais l'impression d'être transparent. Et puis il fallait partout faire d'interminables queues : pour la carte d'étudiant, pour la carte de restaurant. On se pressait, on se bousculait, c'était d’ailleurs les seuls moments de relative complicité qui permettaient un fugitif contact avec les autres. Ensuite, chacun repartait à son anonymat.
Il me fallut enfin, le troisième ou quatrième jour, aller m'inscrire au cours Simon. C'était dans mon esprit le véritable but de mon séjour. Le cours Simon était le point de chute obligé de tous les élèves de la classe Favart. Je connaissais son adresse par cœur : 98 boulevard des Invalides. Je partis donc avec dans ma poche la lettre de recommandation qu’elle m’avait faite comme à tous ceux qui m’avaient précédé et qui devait m'introduire dans le Saint des Saints. J'avais comme tout le monde la tête bourrée de toutes les légendes qu’on racontait à propos de ce cours : la longue liste des acteurs célèbres qui en étaient sortis. C'était mon premier contact avec le vrai théâtre. Les choses sérieuses allaient commencer.
Je remontai à pieds le boulevard des Invalides en longeant l'interminable mur du musée Rodin. Ici, on aurait pu se croire en province. Une odeur d'arbres humides flottait dans l'air. Je guettais les numéros sur les portes qui se rapprochaient lentement mais sûrement de celui qui devait signer mon destin. Après avoir traversé la place Saint-François-Xavier je me retrouvais enfin devant une grille que je poussais avec précaution. Le hall d'entrée était recouvert d'une moquette rouge et sur la porte du fond une plaque de cuivre indiquait : « Cours Simon » ! Je m’arrêtai un moment pour reprendre ma respiration. Un jeune homme aux cheveux longs, entré derrière moi, me dépassa sans faire attention et poussa la porte avant de disparaître à l’intérieur. J'avais eu le temps d'apercevoir de l’autre côté, des murs capitonnés de cuir et une foule de jeunes gens en train de bavarder ensemble. Je restai un moment cloué sur place et puis soudain, prenant mon courage à deux mains, je poussai la porte à mon tour et pénétrai dans le sanctuaire. C'est ainsi que je fis pour la première fois mon entrée au Cours Simon.

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