Camille et René avaient disparu, Adrien avait épousé Annie et ils étaient partis à l’étranger, Jean-Marie et sa panthère noire, après leur premier essai raté, avait enfin réussi à mener un enfant à terme, une petite fille qui s’appelait Bénédicte. De tous ceux qui avaient composé la troupe de la première année il ne restait donc plus que Danièle, la toujours fidèle et Robert Gironès, qui ayant terminé son service militaire était revenu vers nous en compagnie de deux amis, Serge et Christian, qui brûlaient de faire partie de la troupe. Christian était un jeune homme assez bien de sa personne, au visage ouvert, à l’oeil malicieux, un peu canaille et prompt à rire de tout. Serge au contraire, plus discret, parlait peu mais avec une belle voix grave qui conférait à tout ce qu’il disait une sorte de sérieux impavide. Tous trois formaient un trio très unis, originaires de la même banlieue.
Nous n'étions pas encore assez nombreux cependant pour songer véritablement à monter un nouveau spectacle, en outre je me sentais un peu las après mes déconvenues de l’été précédent. Je choisis donc de me replier sur la solution toujours pratique du récital de poésie. Danièle justement s'était amourachée d'un personnage trouble, qui tenait de l'imposteur et du gourou, et se disait poète. Il avait écrit quelques chansons qui avaient été mises en musique et chantées par Hélène Martin, c’était son titre de gloire. Homme un peu bizarre par ailleurs, petit, laid, imbu de lui-même, il avait été élève officier à Saint-Cyr avant de découvrir que sa véritable vocation était la poésie. Quand il avait fait cette constatation, il était allé trouver son colonel pour lui exposer la situation : il voulait abandonner l’armée pour s’adonner à sa seule passion qui était l’écriture. Le colonel, qui n'avait jamais eu à affronter un tel problème et ignorait ce que le règlement militaire prévoyait en pareil cas, avait d'abord tenté de l'en dissuader, lui faisant valoir que la vie militaire en elle-même était une forme de poésie, mais l'autre n'en avait pas voulu démordre si bien qu'après beaucoup de déboires et avanies diverses, il avait été renvoyé de l'armée et était venu se réfugier chez Danièle qui avait accepté de l'entretenir. C’est à cette occasion que je découvris pour la première fois chez elle cette propension effrayante qu’elle avait à s'attacher corps et âme à quelqu'un. Paul avait été son maître, j'aurais pu l'être ensuite, et maintenant c’était au tour du poète. Elle était perpétuellement à la recherche d'un père - jamais remise sans doute de la disparition du sien - étrange faiblesse de l'esprit humain qui le pousse toujours vers les chemins où il se détruira, démarche semblable au fond à celle qui amènent certains à se retrouver dans des sectes, ou Orgon à tomber dans les mains de Tartuffe. Tant d'hommes gâchent ainsi leur capacité d'amour et d'abnégation pour une imposture qui ne leur apportera que souffrances ! C’est que ce n’est pas tant la souffrance qu’ils craignent que l'insupportable conscience de leur liberté dont les délivre cette souffrance.
Danièle connut bientôt l’inévitable désillusion que l’on connaît toujours en pareil cas et se débattit pendant quelques semaines dans de sordides problèmes où le sinistre personnage révéla son véritable visage. Elle dut le mettre à la porte, faire placer un verrou afin qu'il ne vienne pas lui prendre ce qui lui restait de livres - car il en avait déjà emporté une bonne partie prétextant que c'était sa nourriture spirituelle et qu’il ne pouvait s’en passer. Elle pleura beaucoup, sans chercher à s'expliquer autrement l'erreur qu'elle avait commise. Mais il ne se passa pas longtemps avant qu'elle ne s’amourache cette fois d’un Angolais qui se disait chef du gouvernement en exil de son pays et qui lui présenta plusieurs de ses collègues ministres. Elle contribua ainsi à soutenir de ses deniers la cause de la révolution angolaise et y mit tant d’ardeur qu'elle se retrouva bientôt enceinte. Le gouvernement en exil prit alors le maquis au grand complet et elle n’entendit plus jamais parler de lui. Désespérée, elle alla se réfugier à Venasque avec son enfant où elle fut recueillie par un ermite haïtien qui vivait dans une ruine et lui offrit l’hospitalité en voyant en elle une prophétesse inspirée qui lui avait été envoyée par le Saint Esprit.
Danièle partie, une page de notre histoire était tournée. Je fis le deuil de ma vieille amitié avec elle. Mais le plus désolant dans tout ça c'est que les autres y avaient cru aussi au faux poète. Robert Gironès, Christian, Serge l'écoutaient avec admiration et lorsque je tentai d’en démasquer l'imposture il croyaient de ma part à de la jalousie. Ils se trompaient, je n'avais pas la vocation d'un gourou : Il y avait cette contradiction en moi que je cherchais toujours à séduire les autres mais tout en me dérobant à l'influence que j’exerçais sur eux. C'était par peur sans doute que l'amour qu’ils me portaient ne s'adressât à une fausse image de moi dont l'imposture allait tôt ou tard apparaître.
Je m’étais donc retiré de la préparation de ce récital poétique et avais cessé à peu près toute activité au sein des Trois masques, continuant cependant à fréquenter cette joyeuse bande où se mêlaient maintenant des gens d’origines diverses au hasard des liens qui s’étaient créés entre nous. Certains venaient des Trois Masques, comme Robert, Christian et Serge, Claudie également, qui s’était définitivement séparée de son fiancé corse ; d’autres des Antiques, comme François et Claude, ou une nouvelle venue, Évelyne, au teint cireux, dû à une perpétuelle crise de foie qui occasionnait chez elle une sorte d'amertume qu’elle déversait indifféremment sur tout et dont elle jouait non sans humour. Nous nous retrouvions régulièrement au Cluny, la grande brasserie qui existait encore à l’angle des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain et souvent aussi au Tabou où nous passions des nuits entières et où l’on pouvait entendre à l’époque, entre deux orchestres de jazz, Avron et Évrard, Darras et Noiret ou une jeune chanteuse pathétique, Mistigri, qui mourut droguée peu de temps plus tard
. Pour les fêtes de fin d'année, nous avions décidé d'organiser un réveillon. Je me souvenais, émerveillé, du temps pas si lointain où je voyais arriver ce moment avec appréhension. Que de chemin parcouru depuis ! Cette fois nous serions nombreux, les différentes parties de ma vie semblaient pour la première fois se réunir Claudie nous avait présenté sa cousine qui avait mis à notre disposition la maison que ses parents possédaient à la campagne. C’est au Cluny que nous réglâmes les détails de la fête. Et là, tandis que nous discutions, je remarquai à une table voisine une jeune fille qui semblait esseulée. Animé de la même audace que j'avais eue l'année précédente à la sortie des répétitions d'Antigone pour aborder les filles boulevard Saint-Michel et porté par le même enthousiasme, je m'approchai d'elle pour lui demander si elle ne désirerait pas par hasard se joindre à nous. À ma grande surprise, car je continuais à ne pas en croire mes yeux, elle accepta sans se faire prier. Elle était américaine, seule à Paris, et ravie de l’aubaine. Rendez-vous fut pris et au jour dit elle était là.
Nous avions fait le plein de tous nos amis. La cousine de Claudie était une jolie brune aux pommettes saillantes et aux cheveux courts qui ne me déplaisait pas. Évelyne, plus verte que jamais, avait mis une robe lamée dans laquelle elle ressemblait à une mante religieuse et notre américaine, qui venait de débarquer à Paris et ne connaissait personne, était toute en mousseline et dentelles, n'en revenant pas décidemment de la chance qu’elle avait eue de nous rencontrer.
La maison où avait lieu le réveillon était en pleine campagne, au milieu d'une grande plaine, couverte de neige. Au dessus des champs on voyait tournoyer des vols de corbeaux. À l'intérieur de la maison il faisait chaud, un grand feu brûlait dans la cheminée. Jamais fête ne m'avait parue plus féerique. Nous échangeâmes nos cadeaux. Mon euphorie cependant fut tempérée par une petite déconvenue quand je me rendis compte que Robert Gironès avait entrepris de séduire la cousine de Claudie sur laquelle je tirais des plans. Mais il s'avéra plus tard que leur histoire devait aboutir à un mariage ce qui m’enleva tous mes regrets. J’étais très fier en effet d’être une fois de plus à l'origine de cette rencontre comme je l’avais été déjà de celle de Jean-Marie avec sa panthère noire, d’Adrien avec Annie, de Jacques avec Nathalie ! Tout cela, c’était mon œuvre en quelque sorte : j’étais l’initiateur, l’inspirateur du groupe et sans moi rien ne se serait passé. Personnellement j’étais toujours seul mais peu importe, je connaissais les joies du démiurge.
Depuis qu’il était arrivé dans le groupe Christian avait pris de plus en plus de place dans ma vie. Il était devenu mon confident privilégié, mon ami le plus intime, peut-être simplement parce qu’il affectait de m’admirer, d’écouter avec passion mes histoires, de rire de mes mots d’esprit. Souvent, au sortir du Tabou, lorsqu’il devait attendre l’heure du premier métro pour rentrer chez lui, nous allions prendre un verre dans un des cafés proches du Châtelet qui étaient les seuls ouverts à cette heure et nous avions de longues conversations sur la vie, sur les femmes, sur notre avenir. Or le soir de cette fête il eut un comportement bizarre : il avait jeté son dévolu sur Évelyne, non parce qu'il la trouvait belle, comme il me l'expliqua en a parte au cours de la soirée, mais parce que c’était sa laideur justement qui l’attirait. Et il riait en disant cela, s'excitant tout seul, cherchant mon approbation, affirmant qu’il ne s’agissait de sa part que d’un jeu, d’une provocation et qu’il ne fallait pas y attacher d’importance. Cependant je sentais qu’en réalité son désir était plus fort qu'il ne voulait bien le dire, et comme chaque fois que je soupçonnais chez l’autre un processus psychologique que je ne saisissais pas bien je m’en sentais désagréablement troublé. Pour moi les choses étaient plus simples : dans une assemblée il convenait de choisir celle qui était la plus belle ou à défaut la moins laide, un point c’est tout, le reste était palinodies inutiles. Christian était bien de sa personne, il n'avait donc pas le droit de gâcher ses chances. C'est ce que j'essayais en vain de lui faire comprendre mais poursuivant son idée, il était allé s'asseoir à côté du grand insecte doré et mettait tout en oeuvre pour la conquérir. Elle se laissait bercer par ses belles paroles, si bien qu'à un moment il se crut autorisé à passer à l'acte et, se dressant soudain, l'enleva dans ses bras dans un grand élan et l'emporta vers l'escalier qui montait aux chambres. Il y eut un silence. Chacun attendait la suite. Soudain on entendit des cris et bientôt on la vit redescendre, rajustant sa coiffure et elle alla s’asseoir dans un coin sans rien dire. Il redescendit lui aussi un moment plus tard, l’air maussade et nous priva de commentaires. Il prétendit ensuite qu'à l'instant crucial elle avait eu une violente crise de foie qui avait interrompu leurs ébats.
Mais je ne prêtais déjà plus attention à ces péripéties car un autre événement, considérable celui-ci, venait de se produire pour moi : j'avais séduit l'américaine ! Cela s'était fait comme d’habitude en dansant (je ne savais pas m'y prendre autrement) : je m'étais serré contre elle, elle s’était serrée contre moi. L’affaire était conclue. Je commençais à connaître le processus par cœur mais c'était toujours aussi délicieux. Cependant il me restait encore à aboutir à la chose sans laquelle il n'y a pas de véritable victoire, et cette fois, l'alcool aidant, le lieu s'y prêtant, j'avais quelque raison d'espérer y parvenir. Le grand jour était peut-être arrivé. J’attendais le moment de mon triomphe avec une émotion qui me faisait battre le cœur.
Nous allâmes nous promener dehors (habilement j’avais pris soin de glisser dans ma poche les clés d'une voiture que j'étais allé demander à un camarade). La nuit était glacée, la campagne silencieuse. Nous nous embrassâmes contre un mur. Sa langue avait le goût de champagne comme celle de Béatrice, autrefois. Les circonstances étaient un peu semblables mais que de chemin parcouru depuis et combien je me sentais cette fois plus audacieux ! D'une main je caressai sa poitrine tout en tentant de l'autre de défaire ma ceinture. Elle me vint en aide avec une effronterie qui mit le comble à mon excitation. Décidemment ça partait bien ! Quand l'opération fut accomplie la première sensation que j'éprouvai cependant fut celle du froid qui me mordait à la chair et je lui proposai alors de nous installer dans la voiture dont j'avais pris la clé. Elle ne fit aucune manière pour accepter. Le but était proche ! Je me pénétrais mentalement de la solennité de l'instant : cette chose tant attendue allait enfin arriver ! Quelles allaient être mes sensations, mes réactions ? Ma tête bourdonnait à cause de l'alcool et de l'émotion. Le froid m'avait donné des crampes d'estomac mais enfin ce n'était vraiment pas le moment d’en tenir compte. Il convenait d’abord de baisser les sièges, de régler les dossiers pour trouver une position confortable, le tout sans cesser de paraître animé d’une passion extrême, car je n'envisageais pas qu'on pût se livrer à ce genre d'activités sans être animé d’une passion extrême. Je jouai donc aussi bien que je pus cette petite comédie à laquelle je me croyais astreint, ce qui n'était pas chose facile car il fallait à la fois soupirer et manipuler les manettes. Elle ne m'y aidait guère, pensant sans doute que ce travail m’incombait. Nous reprîmes enfin librement nos ébats. Mon esprit était de plus en plus égaré. Je ne savais guère comment il fallait s'y prendre, manquant d'expérience en la matière ; je me laissai guider par mon instinct, mais justement mon instinct ne me parlait que d’une façon très confuse. Je m'engageai à l'aveuglette sous les mousselines et les dentelles sans trop bien m'y reconnaître, rencontrant des résistances que je n'identifiais pas. Il me sembla enfin trouver un chemin où m'engager plus profondément. Sensation délicieuse ! j'approchai du but, c’était la résolution définitive de tous mes problèmes, je sentais la volupté monter en moi, ma lucidité m'abandonnait, je ne pensais plus qu'à une chose : Y suis-je ou n'y suis pas ?… Enfin, ne pouvant plus me retenir, je jetai mon va-tout et jouai ma vie à pile ou face, abandonnant mon passé et mon enfance pour toujours…
Lorsque je repris mes esprits, un doute horrible m'assaillit : Il me semblait qu'elle avait gardé sa culotte ! Étais-je parvenu à mes fins, oui ou non ? J'essayai de vérifier doucement… Il me sembla bien en effet qu’elle ne l’avait pas enlevée. Ce qui n'était pas une preuve absolue d’ailleurs de mon échec car j'avais très bien pu me glisser par l ‘échancrure mais comment savoir ? Le doute était horrible. Au terme de tant d’espoirs, je restais sans savoir !… Je m'endormis tristement dans la chaleur de son corps qui calmait mon mal au ventre.
Le jour se levait quand nous nous réveillâmes. Il faisait froid, les corbeaux croassaient au dessus des champs et je ne savais toujours pas, je ne saurais jamais ! Je ne pouvais tout de même pas le lui demander ! Je resterais toute ma vie ignorant du jour où j’aurais réellement surmonté l’épreuve au terme de laquelle je pouvais enfin me considérer comme une homme.

>NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)