J'appartiens à cette aristocratie de l’esprit où l’on n’a plus besoin de faire la preuve de son intelligence. Mon titre parlera pour moi. Cela me fait un drôle d'effet. André est reçu lui aussi. Nous allons nous promener dans les jardins du Luxembourg et abordons les filles en leur disant : « - Nous sommes agrégés, nous sommes agrégés ! » Elles nous félicitent en riant. André est toujours aussi débraillé, il bafouille toujours autant, il n'a vraiment pas la tête de l'emploi. Mais je suis heureux de son succès, cela me permettra de montrer à mes parents, qui m'accusent toujours d'avoir des camarades infréquentables, que ces camarades ne sont pas si nuls que ça. Ils n'en seront pas convaincus pour autant, d'ailleurs, car dans le cas d'André ils auront une explication toute simple : il est juif. Et les juifs, c'est bien connu, sont souvent géniaux mais pas plus fréquentables pour autant. Le racisme de mes parents est une chose curieuse, comme une pièce rapportée, qui n'implique aucun jugement de valeur sur la personne elle-même, sa race n'édictant rien d'autre pour eux qu'une interdiction sociale - seulement la règle sociale s'impose à leurs yeux sur toute autre. Quand André est venu chez moi, pour annoncer à ma mère que j’étais reçu et lui demander où l’on pouvait me joindre pour me prévenir, il était particulièrement exalté et lui a tenu des propos incohérents, avec des yeux exorbités. Elle en a conclu qu'il devait être drogué. À la fois génial et fou. Très juif quoi !
En attendant mes parents étaient au paroxysme du bonheur : j'avais enfin comblé leur attente, mais en même temps définitivement contredit le pronostic de mon père selon lequel j'étais inapte aux études. Et comme toujours dans ces cas-là il a dissimulé son embarras sous un fou rire qui lui permettait de cacher en même temps sa vexation et le bonheur qu'il éprouvait. En tous cas il pensait que cette fois, pour de bon, il serait débarrassé de moi : J'allais travailler, gagner ma vie, et pour commencer - magnifique épreuve initiatique - faire mon service militaire ! expérience pénible mais nécessaire dont il me menaçait depuis ma plus tendre enfance et qui se résumait pour lui en une seule formule : « - Ils te feront balayer la caserne ! » cette corvée symbolique exprimant à elle seule toute la contrainte du réel, le poids d'humiliation et de soumission qu'il allait me falloir m’apprendre à supporter pour devenir un homme et comprendre enfin que la vie « ça n’est pas une rigolade ».
Son attente fut déçue cependant car j'obtins un sursis d'incorporation qui me permettait d'exercer mon nouveau métier pendant un an avant de partir. Et d'autre part, comme j'avais été nommé à Creil, dans la région parisienne, je décidai de continuer à habiter chez mes parents, en leur payant une pension puisque désormais j'allais avoir un salaire confortable. Mon père souffrait en cachette que je gagne désormais plus d'argent que lui et que j'exerce une fonction plus importante que la sienne ce qui lui enlevait les dernières armes qu’il avait pour se défendre contre moi. Mais moi je ne pensais pas à cela, je n’avais aucune envie de l’écraser, je restais chez mes parents uniquement parce que je me sentais incapable d’en parti.r
Dans l'immédiat, en tous cas, plus rien ne s'opposait à ce que toute ma troupe s'embarquât pour Venasque. Je venais d'acheter, pour fêter ma réussite, une voiture d'occasion, une grosse frégate noire qui ressemblait à un corbillard et vous arrachait à chaque démarrage. Elle me permit d’emmener Sylvie afin qu’elle puisse rejoindre Christian (ce dont il ne parut pas d’ailleurs particulièrement ravi). Sur place les répétitions commencèrent aussitôt. Patrick Poitevin trônait derrière une table, devant la scène qui avait été aménagée au pied des murailles, armé d'un micro, entouré de toute son équipe : régisseur, décorateur, etc.. Je repensais aux répétitions de la Nuit des Rois. Décidément on avaient eu raison, je n’avais pas la taille d’un vrai metteur en scène. Son professionnalisme n’avait rien à voir avec mon joyeux amateurisme. Dans le métier d’acteur j'étais plus à l'aise. Mes rugissements impressionnaient les villageois venus nous voir répéter. Christian était en admiration. Il n'avait qu'une seule scène avec moi, qu'il travaillait avec une application admirable, mais hélas, rien ne pouvait y faire, il était mauvais. Il avait ce défaut propre à certains comédiens de "parler faux". Il en était conscient d'ailleurs et s'en désolait, mais plus il faisait d'efforts pour paraître naturel plus le mal empirait. Alors il s'interrogeait sans fin sur lui-même : il y avait sûrement des raisons ontologiques, psychanalytiques à ce triste phénomène, mais il avait beau y réfléchir, le constat s'imposait : il parlait faux. À la fin de chaque répétition il me demandait anxieusement : « - Est-ce que j'ai été meilleur aujourd'hui ? » Et j'étais bien obligé de lui dire que non. Lorsque le jour de la première arriva, il y eut les incidents d'usage : la bande son qui démarre trop tôt, les projecteurs qui ne s'allument pas, mais je parvenais toujours à maîtriser ces imprévus grâce à mon expérience de la scène, et à cette espèce d’hyper lucidité qui était la mienne dans ces moments-là. À la fin du spectacle Poitevin se précipita dans mes bras pour me remercier d'avoir sauvé son spectacle, il avait la gorge serrée et des sanglots dans la voix. Je le regardais un peu étonné, ému malgré tout de sa reconnaissance. Il y avait bien sûr la part d'excitation que l'on éprouve toujours en pareille circonstance, mais je comprenais qu'il y avait aussi chez lui autre chose : il avait mis une grande ambition dans ce spectacle, qui devait lui servir de tremplin pour sa future carrière (il devait d’ailleurs devenir plus tard directeur d’un important théâtre). Mais l'ambition était une chose que décidemment je n'arrivais pas à comprendre. Moi, je n'avais vu, comme toujours, dans cette aventure qu'une occasion d'éprouver cette jouissance irremplaçable que l'on éprouve sur une scène - jouissance d'être regardé, d'être admiré et tout simplement de vivre pendant un moment en dehors du temps, dans une intensité maximum, un éveil de tous les sens qui provoque une sorte de dédoublement de la conscience, comme si l'esprit se libérait du corps pour se promener librement, observant tout, maîtrisant tout, affranchi des contingences matérielles. Le théâtre n'était pour moi ni plus ni moins qu'une drogue.
Cependant cet état de perpétuelle excitation dans lequel nous vivions donnait aussi libre cours aux intrigues et aux passions. Un groupe s'était formé, composé essentiellement des anciens de la première génération et mené par Robert Gironès, Serge et Christian qui étaient animé d'une haine grandissante contre Poitevin. J'éprouvais moi aussi assez peu de sympathie pour lui, je le trouvais froid et sans finesse, manipulant les autres sans aucune considération pour eux, occupés de ses seuls enjeux personnels. Cependant je ne pouvais m'empêcher d'éprouver aussi pour lui une secrète admiration – ou plutôt d’étonnement - car je ne parvenais pas à comprendre ce qui le faisait agir. Comment pouvait-on sacrifier le plaisir de l'instant - le plaisir d'être avec les autres, la jouissance de ces petites joies que le présent vous donne - pour poursuivre des intérêts dont je ne parvenais pas à concevoir la nature. J'étais d'autant plus impressionné par sa sincérité et l'énergie qu'il déployait pour parvenir à ses fins que je ne les comprenais pas. Et je le croyais si peu capable d'ailleurs de réaliser son ambition, si éloigné de ce que je pensais qu'il fallait être pour progresser dans la voie qu'il s'était tracée - si peu artiste, en un mot, si peu sensible, si peu fragile - qu'il me faisait pitié au fond car je savais qu’il ne serait jamais le grand metteur en scène qu’il rêvait d’être et je lisais déjà en lui l'échec vers lequel il se précipitait. Je ne comprenais pas que ses disciples, tous ceux qui l'avaient suivi dans cette aventure, qui croyaient en lui, soient si naïfs. C'était donc ainsi qu'on pouvait impressionner les gens ! Alors j'affectais de grandiloquentes attitudes pour dénoncer ce que mes copains, ceux de mon parti, appelaient sa dictature, je portais avec panache l'étendard de leur cause, de notre cause. Et lui qui, pour d'autres raisons, ne me prenait pas non plus très au sérieux, s'en amusait, appréciait mon style, sans plus me craindre que je ne le craignais, - ce qui au bout du compte établissait entre nous une sorte de complicité par dessus la tête de nos partisans respectifs et me plaçait irrésistiblement dans la position du parfait traître.
Cependant, ces intrigues n'étaient pas exclusives d'autres intrigues, amoureuses celles-ci, à l'occasion desquelles les groupes se recomposaient autrement. C'est ainsi que je m'étais associé à Jean Benguigui (son physique particulier ne risquait pas de me faire de l’ombre - pour entreprendre de séduire la blonde Anna, qui depuis peu avait quitté l'homme avec qui elle vivait et se retrouvait donc libre. Cependant elle restait toujours insensible aux avances des uns et des autres (peut-être était-elle secrètement amoureuse de Patrick Poitevin). Un jour donc, - nous avions copieusement arrosé la soirée - Anna se retrouva dans un lit en sandwich entre Benguigui et moi ! Elle se laissait caresser sans se défendre et nous en profitions allègrement l’un et l’autre, jusqu’à ce qu’enfin je m’endorme en me serrant contre elle !... - Lorsque je me réveillai le lendemain matin, elle avait disparue et c’était Benguigui que j’avais dans les bras !
Christian avait plus de chance que moi auprès des femmes : Non seulement il m'avait succédé dans le coeur de mon amante d’un soir, dont m’avait arraché mon mal à l’oreille et dont le passage de l’un à l’autre n'avait d’ailleurs pas troublé la sérénité, comme si elle ne s’était pas aperçu de la différence, mais encore il avait rencontré parmi nos admiratrices locales une ravissante petite nymphette aux reins cambrés qui me tordait l’estomac chaque fois que je les voyais ensemble. Elle était exactement l'image de ce dont je rêvais. Et lui affectait de prendre la chose à la légère, se permettant même de la trouver un peu encombrante !… Je souffrais en silence. Sylvie souffrait aussi, qui était venu pour lui - ce qui nous rapprochait. Piètre consolation !
J'eus pourtant mon heure de gloire ! C'était le soir de notre dernière représentation ! et il y avait fête au village. Au bal qui suivit le spectacle, je remarquai parmi la foule une grande brune décolletée jusqu’à la taille qui avait cet air de noblesse qu'ont parfois les filles dans ce pays. J'osai aller l'inviter à danser. Et voici qu’elle se serre contre moi, se laisse embrasser. Je ne parviens pas à y croire ! Elle est tellement belle ! en tous points conforme à mon idéal. Un miracle !… Ma main caresse son dos nu, mes yeux plongent dans son regard. Bien sûr elle doit être impressionnée elle aussi parce qu'elle vient de me voir sur scène ! Comment lui dire que je ne suis pas ce qu’elle croit, que je ne suis qu’un petit jeune homme éperdu de timidité devant les femmes et qui s'émerveille toujours de pouvoir leur plaire !… Nous allons nous promener en dehors du village. Le clair de lune éclaire la garrigue et le chant des cigales couvre petit à petit les flonflons de la fête. Au détour du chemin il y a un creux dans le sable, exactement comme deux ans auparavant avec Monique sur le chemin de Malemort. Mais celle-ci est encore plus belle que Monique, cette fois vraiment authentiquement belle. Je ne sais pas quoi faire de ce cadeau du ciel. Je la couche sur le sable, je l'embrasse, je la déshabille en partie, mais arrivé à un certain point elle oppose une résistance farouche et je n'ose pas insister… Nous regagnons la fête. Au fond je savais bien qu’elle était trop belle pour moi. J'ai fait un rêve, n’y pensons plus… Le lendemain je la retrouve pourtant. Elle est venu me voir. C’est mon dernier jour ici. François doit venir me chercher car nous avons décidé de poursuivre nos vacances ensemble dans les Pyrénées). Quand il arrive je suis tout fier de lui présenter ma conquête. En la voyant il ne dit rien mais son regard est éloquent. Nous allons nous promener tous les trois dans la campagne. Elle est gaie, charmante, plaisante avec l'un, avec l'autre, sort un carnet pour nous dessiner à tour de rôle (elle est élève à l'École des Beaux-Arts). Bien entendu il essaye de la séduire, et je ne jurerais pas qu'elle ne soit pas tentée. Mais quoi, nous devons repartir le jour même, à quoi bon introduire des perturbations inutiles ? Elle bavarde avec nous en nous tenant tous les deux par l'épaule. Le lendemain grand départ. Je quitte ce village, je quitte la Provence sans savoir que c’est pour la dernière fois. La Provence m'aura tout donné, en trois étés successifs, les plus vives et les plus riches émotions de ma vie ; mon destin y restera fixé à jamais. Je quitte ma belle admiratrice aussi prestement que je l'ai rencontrée, et lui laisse en souvenir de moi le ceinturon de mon costume.

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